Lèpre en Côte d’Ivoire : Gagner la dernière bataille ou recommencer à zéro (Dossier)

La lèpre continue de gâcher des vies en Côte d’Ivoire. (Ph: Véronique Dadié)
La lèpre continue de gâcher des vies en Côte d’Ivoire. (Ph: Véronique Dadié)
La lèpre continue de gâcher des vies en Côte d’Ivoire. (Ph: Véronique Dadié)

Lèpre en Côte d’Ivoire : Gagner la dernière bataille ou recommencer à zéro (Dossier)

Le 29/09/24 à 19:05
modifié 29/09/24 à 19:05
La lutte contre la lèpre en Côte d'Ivoire a connu des progrès depuis les années 1950 où elle a débuté, jusqu'à l'atteinte du seuil d'élimination en tant que problème de santé publique, en 2001. Cependant, la faiblesse des investissements et la nonchalance dans les actions de terrain, ces dernières années, risquent de saper les acquis et faire rechuter le pays.
Depuis bientôt deux mois, Armand Guédé s’est installé à Akrétchiédy, un petit village situé à 18 kilomètres de Yamoussoukro en allant à Sinfra. Il s’est construit une bicoque à l’autre bout du village dans laquelle il vit avec sa femme et leurs deux enfants. C’est là qu’il nous reçoit le 6 septembre. L’homme de 36 ans qui avait pourtant élu domicile dans la capitale politique où il travaillait comme pasteur, a préféré se retirer dans cette bourgade non éclairée avec sa petite famille pour rester loin des regards. C’est un rescapé de la lèpre. Cette maladie lui a laissé quelques petites séquelles visibles sur la peau et les oreilles. Elle a débuté en 2016 pendant qu’il travaillait à Soubré, une ville de l’Ouest de la Côte d’Ivoire.

« J’étais vigile en poste devant une banque. Des taches et des furoncles avaient commencé à sortir sur tout mon corps. Je me suis rendu à l’hôpital, mais je n’ai pas eu une bonne solution à mon problème de santé qui s’aggravait. J’ai parcouru plusieurs endroits à la recherche de solution, sans en trouver », raconte-t-il. Son errance médicale qui a duré quelques années, l’a conduit à Yamoussoukro, en 2023, où il a enfin eu la confirmation qu’il souffrait de la lèpre. « J’ai commencé aussitôt le traitement. Et là, ça va beaucoup mieux », souffle-t-il.

Rescapé de la lèpre, Armand Barouan Guédé a les séquelles de la maladie qu’il ne s’est pas gêné de nous montrer. (Ph: Faustin Ehouman)
Rescapé de la lèpre, Armand Barouan Guédé a les séquelles de la maladie qu’il ne s’est pas gêné de nous montrer. (Ph: Faustin Ehouman)



« Dès que je l’ai vu, j’ai su immédiatement l’affection qu’il avait. C’était une lèpre lépromateuse, c’est-à-dire la forme extrême de la lèpre. Quand on l’a, c’est qu’on a trainé pendant longtemps avec la maladie. Elle est très contagieuse et douloureuse. Il était très mal en point avec des œdèmes sur la peau », se souvient Bégra Youéty, spécialiste dermato-lèpre au district sanitaire de Yamoussoukro, qui suit Armand. Sans perdre de temps, poursuit-elle, « je l’ai mis sous le traitement, la polychimiothérapie, pendant 12 mois. Ce traitement l’a beaucoup aidé car il l’a bien suivi. Depuis la fin de ce mois d’août 2024, il est déclaré guéri. S’il avait été diagnostiqué plus tôt et bien suivi, il ne serait pas arrivé ici dans l’état que j’ai décrit ».

Source : Pnel 2024
Source : Pnel 2024



Plus de 500 nouveaux cas chaque année

Bien que, depuis 2001, la lèpre ne soit plus considérée comme un problème de santé publique en Côte d’Ivoire, elle continue cependant de se transmettre en brisant des vies, parfois des jeunes vies. En effet, la situation que traverse Armand Guédé n’est pas un cas isolé. « En février de cette année, on était à Kounahiri pour une sensibilisation locale. Nous y avons dépisté en une seule journée 14 cas, pourtant ce district sanitaire est muet depuis cinq ans. Et l’an dernier, c’était à Gagnoa que nous avons dépisté à notre grande surprise 64 cas dont des jeunes et des enfants », déplore le directeur-coordonnateur du Programme national d’élimination de la lèpre (Pnel), Dr Agui Sylvestre Dizoé.

La cause de cette recrudescence, selon lui : un relâchement dans la lutte. « On a baissé les bras et les conséquences sont là (...) Tous ces nouveaux cas nous alertent que la maladie est bel et bien présente et continue sa progression », regrette-t-il.

Quand il parle de relâchement, Dr Dizoé fait principalement allusion aux moyens financiers consacrés à la lutte. A l’en croire, le budget est en constante régression. « L’expertise existe, puisqu’on lutte contre cette maladie depuis 70 ans. Le problème est que depuis que la maladie a été éliminée en tant que problème de santé publique, le budget mis à la disposition du Pnel n’a cessé de dégringoler », dit-il. Et de détailler : « avant 2001, ce budget était en moyenne de 200 millions de F Cfa chaque année, mais aujourd’hui, il s’élève à seulement 50 millions de F Cfa. Même si on reçoit en plus l’appui financier de la fondation Raoul Follereau, nos moyens restent faibles par rapport aux défis. Ils suffisent à peine pour régler les salaires et les charges de fonctionnement. Il ne nous permet pas d’investir le terrain pour les sensibilisations et les dépistages, or c’est ce qu’on doit faire pour freiner la progression de la maladie. Si on ne pose pas d’action forte maintenant, la situation sera incontrôlable », alerte-t-il.

L’expert justifie sa mise en garde par les données récentes à l’échelle du pays. En effet, produites cette année par le Pnel, ces statistiques indiquent que la Côte d’Ivoire enregistre plus de 500 nouveaux cas chaque année depuis 10 ans, avec 9% d’enfants, 40% de femmes et 24% d’infirmités de degré 2, c’est-à-dire des infirmités visibles. Or, les premières décennies de la lutte avaient permis de passer de 120 000 malades en 1960 à seulement 1700 malades en 2001 sur l’ensemble du territoire, et les nouveaux cas étaient devenus rares.

« Aujourd’hui, un malade sur quatre est dépisté tardivement avec des mutilations visibles et irréversibles au niveau des yeux, des mains et des pieds. Ces infirmités de degré 2 sont à l’origine de la stigmatisation dont sont objets les malades, c’est-à-dire l’exclusion, les humiliations voire l’impossibilité de mener une activité génératrice de revenu », se désole Dr Dizoé.

Source : Pnel 2024
Source : Pnel 2024



Ces statistiques qu’on pourrait juger en deçà de la réalité compte tenu du « grand nombre » des nouveaux cas insoupçonnés, classent la Côte d’Ivoire parmi les 10 pays les plus endémiques en Afrique. Les cas pédiatriques révélés par ces statistiques, explique Dr N’Golo Coulibaly, biologiste moléculaire et maitre de recherche à l’Institut Pasteur de Côte d’Ivoire, sont un indicateur d’une transmission persistante dans la communauté. Selon lui, la maladie sévit encore à l’état endémique et la chaîne de transmission du bacille est loin d’être rompue. Une autre réalité inquiétante dépeinte par le biologiste, c’est que des enquêtes ont montré que la maladie est encore méconnue des communautés où elle apparait pour la première fois et la présence d’une infirmité de degré 2 au moment du diagnostic, révèle quant à elle une détection tardive, « due peut-être au fait que les communautés connaissent mal les signes précoces de la lèpre et n’ont pas pleinement conscience qu’il est important de se faire soigner ».

Source : Pnel 2024
Source : Pnel 2024



Le dépistage actif, la panacée

Devant cette situation qui l’inquiète, le coordonnateur du Pnel tire la sonnette d’alarme. Il plaide de tous ses vœux pour que soit mis en œuvre ce qu’il considère comme la panacée : un dépistage actif généralisé. C’est la démarche contraire au dépistage passif qui, lui, consiste à attendre que le patient vienne lui-même à l’hôpital.

« Il faut aller vers les communautés, dans les villes, les villages et les campements pour rechercher, trouver et traiter les nouveaux malades et les sujets contact là où ils sont, afin de briser la chaine de transmission », suggère-t-il, convaincu. Et ajoute : « ce serait une erreur de penser qu’on est au stade de la surveillance épidémiologique. La lutte doit se poursuivre. Et seul le dépistage actif à l’échelle du pays pourra nous situer sur la situation réelle de la maladie et nous aider à mieux orienter les actions. Je crois que c’est la dernière bataille qu’il nous faut absolument mener et remporter si on veut vaincre cette maladie ».

Source : Pnel 2024
Source : Pnel 2024



Pour la spécialiste Bégra Youéty, il existe des acquis qui peuvent permettre de gagner cette bataille. « Nous avons la chance d’avoir, aujourd’hui, un traitement préventif mis au point et fourni à tous les pays par l’OMS qui permet de traiter les sujets contact. La chimioprophylaxie. Quant aux malades confirmés, après la prise de la première dose de leur médicament, ils ne sont immédiatement plus contagieux. Nous disposons de suffisamment de ces traitements, il faut à présent trouver les malades et les sujets contact pour le leur administrer et bloquer ainsi la chaine de contamination », argue-t-elle.

Bientôt problème de santé publique ?

La solution étant connue – le dépistage actif -, il ne reste plus que les moyens financiers et logistiques pour l’appliquer. « Le gouvernement, avec l’appui de certains partenaires comme la fondation Raoul Follereau, nous soutient dans quelques petites actions de terrain que nous menons ci et là. Mais ce n’est pas suffisant. Il nous faut plus de moyens financiers pour passer à des actions de grande envergure. Si on n’agit pas maintenant, des vies seront à nouveaux gâchées, notre pays sera cité comme mauvais élève et ça pèsera financièrement sur l’Etat qui devra décréter de nouveau la lèpre comme problème de santé publique », prévient-il.

Existant depuis les temps ancestraux, la lèpre aussi appelée maladie de Hansen, est actuellement présente dans 120 pays à travers le monde, avec plus de 200 000 nouveaux cas signalés chaque année. Elle fait partie de ce qu’on appelle les Maladies tropicales négligées (Mtn), c’est-à-dire les affections qui sévissent principalement dans les populations pauvres. Malgré des résultats probants dans les quatre premières décennies de la lutte, la chaine de contamination n’a pas été coupée en Côte d’Ivoire et l’on continue de détecter de nouveaux cas.

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Des engagements, mais les actions tardent

En 2022, la Côte d’Ivoire a pourtant lancé le projet ‘’Zéro lèpre en 2030’’ avec l’appui de la coalition internationale ‘’Zero Léprosy’’. La vision de ce plan stratégique de lutte, comme l’a expliqué le Premier ministre d’alors Patrick Achi, est une Côte d’Ivoire totalement débarrassée de la lèpre dans moins de dix ans, c’est-à-dire faire en sorte qu’il n’y ait « plus de nouveaux cas, plus de handicap et plus de discrimination ».

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Ce plan ambitionne d’interrompre la chaine de transmission de la lèpre à travers différentes interventions. Entre autres, le renforcement des capacités de tous les districts sanitaires, le renforcement des ressources humaines, de la formation et des équipements ; la sensibilisation ; le dépistage actif intégré avec une approche dermatologique ; une prise en charge rapide et efficace de tous les nouveaux cas dépistés ; la recherche, l’examen et le traitement de tous les sujets contact.

Le coût de ce plan est estimé à 9,8 milliards de F Cfa. Le 2 juin 2022, à Abidjan, lors d’une table-ronde de plaidoyer et de mobilisation des ressources pour le financement de ce plan, le ministre de la Santé, de l’Hygiène publique et de la Couverture maladie universelle, Pierre Dimba, annonçait que 90% du budget de ce plan avait déjà été mobilisé. 40% provenant de l’Etat et 50% de ses partenaires. Une annonce qui avait été vivement saluée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui était représentée à la rencontre. Deux ans plus tard, les choses n’ont pas assez bougé.

« Le financement est disponible, mais n’a pas encore été mis à notre disposition. On se serait déjà déployé sur le terrain pour les sensibilisations et les dépistages actifs. Si on met en œuvre cette solution, d’ici 2030 c’est sûr qu’on passera à moins de 50 cas et à ce moment on pourra se permettre de souffler un coup. Le reste du boulot sera des activités de surveillance qui, elles, sont moins énergivores et moins budgétivores », explique Dr Sylvestre Dizoé, directeur-coordonnateur du Programme national d’élimination de la lèpre.

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Connaitre les symptômes, éviter les infirmités

Quand on parle de la lèpre, l’image qui nous vient tout de suite est celle de ce malade affaibli avec les doigts et les orteils crispés ou coupés ou avec des plaies bandées à la jambe. Sauf que ceux-là ne sont que des cas de complication, due à la lenteur de leur prise en charge, le plus souvent liée à l’ignorance de la maladie. D’où la nécessité de connaitre assez tôt les symptômes.

Les premiers signes de lèpre sont des taches claires sur la peau qui évoluent vers des lésions cutanées. (Ph: Dr)
Les premiers signes de lèpre sont des taches claires sur la peau qui évoluent vers des lésions cutanées. (Ph: Dr)



En effet, très contagieuse en l’absence du traitement préventif, la lèpre débute généralement par une tache claire sur la peau. Cette tache n’a l’air de rien et est insensible. La maladie provoque ensuite des lésions cutanées et nerveuses. Sans traitement, ces lésions progressent et deviennent permanentes touchant à la peau, aux nerfs, aux membres et aux yeux. L’agent infectieux responsable est la bactérie mycobacterium leprae. Cette bactérie est transmise par des gouttelettes d’origine nasale ou buccale lors de contacts étroits et fréquents avec des personnes infectées et non traitées. La lèpre n’est pas une maladie héréditaire.

Le bacille de la lèpre se multiplie très lentement : la période d’incubation est de 5 ans en moyenne, mais les symptômes peuvent parfois apparaitre qu’au bout de 10 ou 20 ans. Même si on vit longtemps avec la maladie et qu’on en guérit, elle peut avoir de sérieuses complications si le malade n’est pas vite traité. Aussi, le temps de morbidité est très élevé, car le traitement des cas compliqués est long, s’étendant sur plusieurs mois voire des années.

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Une maladie contagieuse causée par un microbe

Considérée à tort comme une maladie destinée aux personnes maudites, la lèpre est causée par un bacille et est contagieuse. (Ph: Véronique Dadié)
Considérée à tort comme une maladie destinée aux personnes maudites, la lèpre est causée par un bacille et est contagieuse. (Ph: Véronique Dadié)



La lèpre est encore perçue comme une maladie maudite et entraine une réaction de rejet en raison des difformités physiques que peuvent présenter les personnes atteintes. Pour éviter d’être mis au banc de la société, certains malades préfèrent s’en remettre aux tradipraticiens plutôt qu’à la médecine moderne ou s’exclure eux-mêmes de la communauté et vivre reclus.

« Tout le monde peut contracter la lèpre à n’importe quel moment de sa vie, car elle est contagieuse. Ce n’est pas une maladie héréditaire », affirme Dr Charles Yokoli, spécialiste en communication pour le changement social et comportemental sur les questions des Maladies tropicales négligées (Mtn) en Côte d’Ivoire. Ne rejetant pas l’idée que cette maladie « peut être lancée comme sort à des personnes », il conseille, en tant que scientifique, de se rendre à l’hôpital quand on pense l’avoir contractée. « C’est là qu’il y a la solution. Des livres saints la présentent comme une malédiction, mais la lèpre est avant tout une maladie causée par un microbe et se guérit. En outre, quand elle vite détectée et traitée, elle ne laisse aucune séquelle », précise-t-il.

Le travail de Dr Yokoli, explique-t-il, consiste en la prévention précoce c’est-à-dire la sensibilisation des nouveaux malades à se rapprocher des services médicaux afin d’éviter les complications. « Quand la lèpre est vite détectée et traitée, c’est mieux. Ainsi, ça ne laisse aucune séquelle. Notre objectif est de faire en sorte que cette maladie devienne banale », soutient-il.

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Pourquoi elle persiste ?

La longévité de la lèpre en Côte d’Ivoire est due à plusieurs facteurs combinés dont le relâchement dans la lutte. (Ph: Véronique Dadié)
La longévité de la lèpre en Côte d’Ivoire est due à plusieurs facteurs combinés dont le relâchement dans la lutte. (Ph: Véronique Dadié)



Plusieurs raisons expliquent la longévité de la lèpre en Côte d’Ivoire. Dr N’Golo Coulibaly, biologiste moléculaire, en donne quelques-unes. « D’abord, elle fait partie de ce qu’on appelle les Maladies tropicales négligées. Donc elle est négligée. Et plusieurs facteurs rentrent en ligne de compte: l'avènement de la polychimiothérapie qui a fait baisser la garde des cliniciens, et du diagnostic rapide permettant de confirmer les cas cliniques et d'effectuer le diagnostic différentiel avec d'autres Maladies tropicales négligées de la peau. En gros, la facilité qu’on a désormais à diagnostiquer et à traiter a fait qu’on s’est dit qu’on a réglé le problème », explique-t-il.

Entre temps, la maladie évolue en mutant. « Le phénomène de la RAM (Résistance aux antimicrobiens, Ndlr) a favorisé l'apparition de souches génétiquement résistantes. Mycobacterium leprae, le microbe de la lèpre, est une mycobactérie environnementale qui a son ADN génétiquement altéré, ce qui influence sa croissance dans l’organisme qui est très lente, avec un temps de réplication avoisinant une dizaine d'années. D’où la persistance de la maladie qui semble avoir disparu et qui réapparaît », ajoute-t-il.

En attendant qu’il y ait un vaccin, l'un des gros travaux actuels de la science, indique-t-il, est la gestion des réactions lépreuses post-traitement avec la mise au point d'une formulation médicamenteuse efficace et d'un test de dépistage rapide. « En Côte d’Ivoire, nous sommes tournés vers la surveillance de la RAM et l'épidémiologie moléculaire des souches en circulation pour mieux comprendre la chaîne de transmission qui semble associée aux souches résistantes en circulation », précise Dr N’Golo Coulibaly.

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Dr Agui Sylvestre Dizoé, directeur-coordonnateur du Programme national d’élimination de la lèpre : « Il est inconcevable que 71 ans après, on soit encore à un stade endémique »

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71 ans après, la lèpre continue de sévir en Côte d’Ivoire. Quel commentaire faites-vous sur la longévité de cette maladie dans le pays ?

Cette année marque effectivement le 71e anniversaire de la lutte contre la lèpre en Côte d’Ivoire. Il est inconcevable qu’après toutes ces années, on soit encore en train de parler de cette maladie dans notre pays et qu’on soit à un stade endémique. C’est la seule pandémie qui a duré autant d’années en Côte d’Ivoire. En temps normal, on devait être au stade de la surveillance ou parler d’un ou tout au plus de deux cas par an, comme c’est le cas de la poliomyélite. Mais enregistrer jusqu’à 500 nouveaux cas par an est la preuve qu’on a relâché dans la lutte. Et en l’état actuel des choses, les perspectives ne sont pas bonnes du tout.

Il y a donc urgence à agir...

Oui, il faut agir vite, sinon dans cinq ans, dix ans, on aura des milliers de malades par an, on continuera de voir des gens handicapés et ça ne sera pas valorisant pour notre pays. Aussi, dans un tel scénario, les dépenses de l’Etat dans la prise en charge augmenteront, car les cas d’infirmité sont pris en charge entièrement par l’Etat. Et cette prise en charge est très coûteuse.

Cette situation est-elle commune à tous les pays de la région ?

C’est justement là le plus choquant. Dans des pays moins développés que le nôtre tels que le Benin, le Burkina Faso ou le Mali, l’épidémie est maitrisée depuis longtemps. Au Benin par exemple, on parle de tout au plus une cinquantaine de cas par an. Dans les pays maghrébins, on en parle presque plus. Voyez-vous, notre pays est à la traine. Nous faisons partie des dix pays en Afrique les plus touchés par la lèpre.

Qu’est-ce qui ne marche pas en Côte d’Ivoire qui a pourtant beaucoup plus de moyens que ces pays que vous venez de citer ?

Il faut d’abord reconnaitre que beaucoup d’efforts ont été consentis par l’Etat dans la lutte depuis les années 1960 jusqu’à maintenant. Mais comme je viens de le dire, les bons résultats qu’on a eus ont fait qu’on a baissé notre garde. Les investissements dans la lutte ont baissé. Voilà le problème. La lèpre qu’on avait pourtant maitrisée existe encore à l’état endémique et les 113 districts sanitaires que compte le pays sont touchés. Ce qui est encore inquiétant c’est que 24% des nouveaux cas dépistés ont déjà des infirmités irréversibles. Et tout ça, je le précise, ce sont des cas qui ont eu des complications parce que n’ayant pas été dépistés tôt.

C’est donc la faiblesse du dépistage le problème ?

Exactement ! Vous savez, la lèpre est une maladie très contagieuse qui se transmet par des gouttelettes de salive et par voie respiratoire. Quand on est contaminé, on ne le sait pas tout de suite et même quand les premiers symptômes apparaissent, on peut ne pas savoir qu’on est atteint puisqu’en général c’est une tache claire sans douleur qu’on pourrait banaliser. Or, déjà à ce stade, on est contagieux. Vous voyez le risque que le malade qui l’ignore fait courir aux membres de sa communauté ? Heureusement, il existe aujourd’hui le traitement préventif qui permet de traiter les sujets contact c’est-à-dire les personnes qui ont été en contact avec un malade, et éviter ainsi que ces derniers fassent la maladie des années après. Quand le malade prend sa première dose de médicament, il n’est immédiatement plus contagieux. Mais pour connaitre les malades et les sujets contact, il faut aller à leur rencontre pour les dépister. Il y a aussi la formation des professionnels de la santé qu’il faudra renforcer. Ils doivent tous connaitre suffisamment les premiers signes de la lèpre afin qu’ils puissent les détecter très vite chez les malades et sachent comment les orienter.

Pouvez-vous donner un peu plus de détails sur cet axe de la formation ?

Un axe clé du projet ‘’Zéro lèpre en 2030’’ lancé, il y a deux ans, par l’Etat avec l’appui de ses partenaires tels que les fondations Anesvad et Raoul Follereau et l’OMS est consacré au renforcement de la formation initiale des agents de santé. Dans le cadre de ce projet, il est désormais intégré dans le curriculum de formation des étudiants de l’Infas (Institut national de formation des agents de santé, Nldr), la lutte contre la lèpre et toutes les autres Maladies tropicales négligées. Un autre objectif tout aussi important est visé : renforcer la formation continue des infirmiers et sages-femmes dans les zones d’endémie.

La solution est donc connue. Qu’est-ce qui bloque sa mise en œuvre ?

Il y a de la volonté au niveau du gouvernement, même si on traine un peu encore les pieds. Il l’a démontrée en s’engageant à financer ce plan ambitieux qu’est ‘’Zéro lèpre à l’horizon 2030’’, ce qu’il faut à présent c’est que les moyens financiers et matériels soient disponibles pour que nous nous déployions sur le terrain pour faire le dépistage actif. Le ministre de la Santé, de l’Hygiène publique et de la Couverture maladie universelle qui porte le projet, est conscient de la situation et nous croyons qu’il fera bouger les lignes incessamment. Dans le cadre du plan Zéro lèpre, les effectifs des spécialistes lèpre sera renforcé dans tous les districts sanitaires.

Quelles sont les régions les plus touchées du pays ?

Les districts sanitaires les plus touchés sont Korhogo 1 et 2, Béoumi, Daloa, Man, Bangolo, Gagnoa 1 et 2, Soubré, Divo, Oumé et Sinfra. A la suite des rapports de nos précédentes missions qui ont révélé un nombre élevé de nouveaux cas qu’on ne soupçonnait pas, l’OMS a décidé de financer le dépistage actif dans 15 villages du district sanitaire de Kounahiri. C’est ce qu’il faut faire sur l’ensemble du territoire sinon on risque de retourner à 5000 ans en arrière.



Le 29/09/24 à 19:05
modifié 29/09/24 à 19:05