Martial Ze Belinga au sujet de la disparition annoncée du FCFA : « Les 4 conditions pour que la monnaie profite aux peuples africains »

Martial Ze Belinga au sujet de la disparition annoncée du FCFA : « Les 4 conditions pour que la monnaie profite aux peuples africains »

Martial Ze Belinga. Co-auteur du livre « Sortir de la servitude monétaire : A qui profite le franc CFA ? », cet intellectuel camerounais invité au Forum de Fraternité Matin, estime qu’une nouvelle génération de monnaies africaines est nécessaire et doit s’arrimer aux grands projets continentaux. M. Belinga est économiste et sociologue.
L’actualité économique aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, c’est le Franc Cfa. Tout semble s’accélérer avec l’annonce de sa prochaine disparition au profit d’une autre monnaie, l’Eco. Comment ressentez-vous cette nouvelle donne, vous qui avez toujours défendu la nécessité pour l’Afrique de sortir de la servitude monétaire instaurée, selon vous, par le Franc Cfa, au profit de monnaies africaines alternatives et transformatrices ?

L’impulsion de la transformation a été donnée depuis un certain nombre d’années, on peut même dire depuis plusieurs décennies par les Africains. Pas nécessairement ceux qui étaient en charge des questions monétaires, mais ceux qui en ont ressenti le besoin et la nécessité. Et aujourd’hui les politiques montrent qu’ils ont enregistré tout au moins la forte demande, la forte exigence de la transformation de l’espace monétaire. Nous en sommes à des annonces : l’annonce d’un changement de nom, l’annonce d’une réforme.

Il faut rester prudent et attendre d’en savoir davantage sur les contenus pour se prononcer. Mais, ce qui est acquis, c’est que l’on n’est plus dans une forme de théologie monétaire, on est rentré dans une politique publique au sens plein du terme, c’est-à-dire quelque chose de discutable, d’améliorable, quelque chose qui peut aussi s’arrêter lorsque les résultats sont en dessous, très en-deçà des attentes. Voilà mon premier sentiment.

A savoir que nous sommes juste à un point d’étape et il faudrait travailler à avoir des contenus qui rendent un peu plus d’espérance aux peuples. Parce que nous vivons quand même sur des arrangements monétaires anciens, qui affichent un certain nombre de résultats macro-économiques qui paraissent intéressants, mais qu’on ne voit pas se traduire dans la vie des peuples, et qu’on voit encore moins se traduire en termes d’indices de développement. C’est donc un nouveau paradigme monétaire qui devrait s’enclencher, peut-être étape par étape. Je pense qu’on ne pourra plus, en tout cas, détourner la face.

Quelle doit être la prochaine étape ? Quel doit être, selon vous, le contenu d’une monnaie africaine qui, a contrario des griefs que vous venez d’énumérer, serve véritablement les intérêts et les besoins essentiels des peuples africains ?

Comme je le disais, pour le moment c’est une annonce, et il faut rester prudent sur le contenu. D’autre part, si l’on regardait de plus près, il y a un risque que ces annonces ne résolvent pas le problème et laissent au contraire planer des incertitudes et des spéculations déjà lancées il y a plusieurs mois sur une espèce de franc Cfa bis, si on avait les réformes les plus importantes. On sait que beaucoup avaient plaidoyé pour une réforme du taux de change, pour un taux de change plus flexible permettant aux économies de pouvoir bénéficier également des différents chocs du marché, de les anticiper et de les amortir. La décision prise actuellement peut paraître contradictoire dans la mesure où l’Eco a décidé d’avoir une monnaie à change flexible. On est dans l’incertitude.

On a une monnaie qui va s’appeler Eco. Or, l’Eco c’est le nom que s’est donné la Cedeao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, Ndlr). Est-ce qu’il s’agit du même Eco décidé par la Cedeao ? Est-ce un autre Eco ? Est-ce l’Eco décidé de façon souveraine par la Cedeao, et que l’Uemoa décide aussi d’avoir pour nom, non plus le franc Cfa mais l’Eco ? le processus institutionnel n’étant pas le même, on peut penser que ce n’est pas le même Eco. Donc, on risque de rentrer dans la confusion, si les choses n’étaient pas clarifiées suffisamment tôt.

Mais, quant au fond, nous pensons que nous avons tous les éléments aujourd’hui pour aller vers une monnaie qui soit panafricaine, transformationnelle, alternative et holistique.

Qu’est-ce à dire ?

Je m’explique : nous savons qu’il est difficile de soutenir des changes durablement sur une trajectoire stable au profit des pays, compte tenu de la volatilité des taux de change et du fait qu’on n’a pas de réserves assurées. Et l’une des possibilités d’y parvenir c’est de mutualiser une partie de nos réserves. Donc, nos monnaies devront être solidaires, de ce point de vue-là.

Elles devront être souveraines aussi, parce qu’on ne peut plus avoir de monnaies dont les réserves sont bloquées par exemple, alors que des pays qui ont utilisé leurs réserves de façon très active ont aujourd’hui des fonds souverains, peuvent également assurer des investissements très longs pour leurs peuples. Donc, je crois qu’il faudrait aller vers des monnaies qui aient ces caractéristiques de solidarité et de souveraineté. Ce que j’appelle des monnaies panafricaines.

Il faudra probablement aller vers des monnaies relativement stables d’un point de vue macro-économique, mais dont les objectifs sont tournés vers la transformation réelle des économies. Nous n’avons pas aujourd’hui de critères de diversification productive, d’industrialisation dans la gouvernance monétaire. Je pense qu’il sera difficile de passer un cap, de changer véritablement de paradigme si on n’a pas des critères précis permettant d’allouer des ressources à des secteurs productifs sur la durée, à des secteurs d’innovation, d’investissements.

Il faudra également faire preuve d’innovation. Aujourd’hui on a des monnaies qui sont numériques, on a des monnaies locales correspondant à des besoins locaux. Il faudra utiliser toute la gamme possible des outils monétaires, des outils d’épargne, allant de la tontine (qu’on peut dénommer comme on veut) jusqu’aux marchés financiers, en utilisant les différentes alternatives, et non plus seulement les formats classiques que nous connaissons.

La dernière caractéristique de la monnaie africaine, c’est d’être holistique, disiez-vous...

La monnaie doit être holistique, c’est-à-dire qu’elle doit prendre en compte la dimension institutionnelle et réglementaire. Là on a des annonces qui sont respectables. Mais il faudra bien évidement que ces annonces passent par exemple par les parlements ! Pour que ces changements soient actés par les sociétés, par les peuples, par les Etats et les représentants. Il faudra qu’à un moment donné les sociétés civiles donnent leurs points de vue et disent dans quelle direction elles veulent aller. Il y a des règles à fixer, à établir dans le cadre de ces nouveaux arrangements monétaires. Voilà pour l’aspect réglementaire. Mais, il y a aussi l’aspect culturel. Les monnaies baignent dans un espace culturel, et il faut qu’elles ressemblent aussi à l’identité des peuples. L’Euro renvoie à l’Europe ; l’Eco, je ne sais pas très bien à quoi elle pourrait renvoyer directement dans l’imaginaire des peuples. Il faudrait avoir une attention plus grande sur l’endogenéité monétaire. Les choses doivent venir aussi de l’intérieur. Quelles sont les pratiques monétaires auxquelles les gens croient. Comment on nomme les choses pour que les gens soient en confiance. Parce que aujourd’hui, il y a quand même un rapport de défiance entre ceux qui gèrent le Franc Cfa, qui ont longtemps dit que le Francs Cfa se portait bien et qu’il n’y avait rien à changer, et aujourd’hui une proposition qui dit qu’il faudrait changer, et qui peut devenir assez vite illisible et incompréhensible.

Je pense qu’aller vers ces quatre caractéristiques pourrait nous aider à construire un avenir meilleur d’autant plus que ces nouvelles générations de monnaies devraient être en ligne avec les grands projets en cours du continent, c’est-à-dire l’intégration continentale une intégration réelle par le commerce, également la libre circulation des populations, entre autres.

L’Eco remplace le franc Cfa, en Afrique de l’ouest. Que devient l’Afrique centrale dont plusieurs pays utilisent également le Franc Cfa ?

Là, c’est une vraie question ! En fait, le cœur du système Franc Cfa qu’est le compte d’opérations dont on dit qu’il doit disparaître, qu’il n’ y aura plus de centralisation sans qu’on comprenne exactement comment et où iront les réserves et de quelle façon elles seront gérées car dire qu’il va disparaître, ne donne pas une destination aux réserves. On en sait pas...

Vous êtes sceptique ?

J’attends de voir. J’ose espérer que tout le monde est bien intentionné. Mais il faudra bien voir comment sont allouées les réserves. Pour garantir une monnaie, il faut des réserves. Donc il ne sera pas possible de garantir l’Eco dans sa version présentée, s’il n’y a pas de réserves. Et il faudra bien que les réserves soient logées quelque part, et qu’elles soient gérées de façon plus active qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent. Le problème, c’est que le compte d’opérations qui centralise l’ensemble des réserves permet de soutenir la monnaie CFA de tout le monde. S’il y a une partie du compte d’opérations qui n’existe plus, est-ce que ce n’est que pour l’Afrique de l’Ouest ? A priori oui, mais ce n’est pas tout à fait ce qui a été dit, parce qu’il n’y a pas un compte d’opérations pour l’Afrique centrale, et un compte d’opérations pour l’Afrique de l’Ouest. On ne sait pas très bien ce que cela va donner. Mais en réalité, le fait qu’il y ait un changement en Afrique de l’Ouest entraîne nécessairement un changement en Afrique centrale. Ne serait-ce que parce qu’il est arrivé à plusieurs reprises, qu’une des deux zones soit excédentaire et l’autre déficitaire. Et que ce soit en faisant la centralisation qu’on reste à l’équilibre. Qu’adviendrait-il donc dans la situation actuelle, on ne le sait pas. Forcément, la zone Cemac (Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale, Ndlr) est impactée. Et cela fait partie des questions qui pourraient entraîner des spéculations négatives. Il faut en sortir. Car, si les gens spéculent négativement, en se disant la CEMAC va s’effondrer ou ne pas s’effondrer, cela peut entraîner des fuites de capitaux et des réactions difficiles à contrôler.

Dernier élément : chacun sait que depuis 1998, le Franc Cfa n’est plus convertible en franc français, mais en euro. Et on sait aussi que d’après le règlement du 23 novembre 1998, l’Union européenne a accepté la convertibilité du Franc Cfa en euro et vice-versa. Mais, l’Ue a posé des conditions. Il ne pourrait avoir aucune modification significative dans la gestion du Franc Cfa sans que trois institutions de l’UE soient informées et soient d’accord. On ne pourrait opérer un changement significatif du franc Cfa sans que la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Conseil européen soient d’accord. Voilà reparties les spéculations§ L’Union européenne a-t-elle donné son aval ? Sinon, a-t-elle été consultée ? Si elle n’a pas été consultée, est-ce que cela veut dire que la réforme annoncée n’est pas significative ? Est-ce que c’est une réforme qui va venir ? Est-ce pour le moment un effet d’annonce ? Ce sont des questions importantes ! On est dans une ère qu’on ne peut pas encore décrypter réellement.

Entretien réalisé par Valentin Mbougueng