Lutte contre le Covid-19: Comment les mesures barrières sont mises en œuvre à la frontière ivoiro-libérienne
Poste frontalier de Pékan-Houébly. A ce point de passage officiel entre la Côte d’Ivoire et le Liberia situé à 18 kilomètres de Toulepleu, c’est le silence total. Les trottoirs, d’ordinaire occupés par des vendeurs ambulants et des camions, sont quasiment vides. Seuls des policiers, agents des Eaux et Forêts, gendarmes et soldats des Forces armées de Côte d’Ivoire sont là à l’abri du soleil, à leurs postes de contrôle ou sous des arbres. Tandis que deux d’entre eux jouent aux cartes, trois autres échangent juste à côté du poste de contrôle sanitaire hermétiquement fermé.
Aucun de ces éléments des forces de l’ordre, tous corps confondus, en première ligne donc dans ce combat, n’a de gants ou de cache-nez. Ils ne disposent d’aucune protection particulière contre le Covid-19 qui sévit pourtant en Côte d'Ivoire et au Liberia voisin. Pis, le seau pour le lavage des mains, cassé par endroits, ne retient que très peu d’eau. Des flacons de savon liquide et de gel hydroalcoolique ont été jetés par terre sur tout le périmètre. Le seau servant à recueillir l'eau usée est vide, certainement parce que que le lavage des mains est rare à cet endroit. Avant de nous entretenir avec eux, nous nous lavons les mains sous leurs yeux, mais juste avec de l'eau, vu qu'il n'y a pas de savon.
« Bienvenue à Pékan-Barrage, merci de venir partager notre solitude ! », lance un jeune soldat. Visiblement content de voir des visiteurs, il raconte qu’avant la décision de fermeture de la frontière, des centaines de personnes et de nombreux camions de marchandises empruntaient chaque jour cet axe liant les deux pays. Sur la chaussée, à côté d’un hangar en mauvais état, une barre de fer bloque le passage. « C’est notre point de contrôle. Aujourd’hui, il n’y a que des animaux en vadrouille qui traversent ce poste pour aller au Liberia et revenir quand ils veulent », indique, en souriant, le caporal AB. « Nous ne sommes pas en vacances. Nous veillons au grain », précise à son tour un autre agent qui refuse de donner son identité. «Il y a toujours quelque chose à faire, nous veillons à la sécurité des Ivoiriens », ajoute-t-il.
Les soldats, conscients que ce danger invisible peut venir de l’intérieur du pays ou du Liberia voisin, se protègent comme ils peuvent. « Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une attaque armée, mais d’une crise sanitaire pernicieuse. C’est plus compliqué pour nous car nous ne pouvons rien avec nos armes, sauf veiller au respect des mesures prises par le gouvernement pour empêcher la propagation du virus », dit le soldat. Il invite ses frères d'armes à partager avec lui un petit plat de riz au gras avec quelques morceaux de viande. Le plat disparaît comme un éclair et notre soldat-interlocuteur se lèche les doigts. A sa mine, il n'a pas l'air rassasié.
Une franche collaboration entre soldats ivoiriens et libériens
Un peu plus loin, commence le pont métallique sur la rivière Tanhï qui sert de frontière naturelle entre la Côte d’Ivoire et le Liberia à cet endroit. À l’aide d’une chaîne et d’un cadenas, les forces libériennes tiennent fermée la sortie du pont. Ce dispositif, soutenu par un simple bambou, paraît bien fragile. Une femme et ses enfants font leur lessive sous le pont. Des troncs d'arbres disposés sur la rivière qui servent sans doute à contourner le passage officiel attirent notre attention.
Comment les forces ivoiriennes et libériennes procèdent-elles lorsqu’elles doivent communiquer entre elles en cette période de pandémie ? « On siffle et on se retrouve sur le pont. Nous avons régulièrement besoin d’échanger sur certains sujets », répond un soldat.
Un militaire libérien se dirige à grandes enjambées vers le pont situé à une trentaine de mètres et... hurle, exigeant que nous cessions de prendre des clichés. « Il vaut mieux changer de cible. Attendez d'abord leur autorisation avant de prendre des clichés. Les soldats libériens sont imprévisibles », interpelle le soldat qui demande au Libérien de se calmer. Tout finit par rentrer dans l’ordre et ce dernier accepte d'échanger avec nous à son poste. Il ressort que les populations des villages de cette zone frontalière vivent un réel drame, avec la décision de fermeture des frontières.
Libériens et Ivoiriens, même galère
Les villages frontaliers de Pékan-barrage en Côte d'Ivoire et de B'Haï au Liberia, séparés par la rivière de Tanhï, vivent un véritable calvaire depuis la survenue de la pandémie du coronavirus en Afrique, particulièrement dans les deux pays. Lieu d'échange de devises et carrefour prospère des affaires, le village de B'Haï affiche aujourd’hui un visage fantomatique. Les habitants de cette bourgade jadis très peuplée semblent s'être volatilisés et les services ont tous fermé, même celui de l'immigration.
Interrogé, Austin Teah, le chef du poste de contrôle libérien érigé dans ce village, évoque, le cœur meurtri, la situation : « La fermeture de la frontière ivoirienne est un véritable drame pour cette localité qui est totalement dépendante de la Côte d'Ivoire pour son approvisionnement en denrées alimentaires. Aujourd'hui, du fait de la pandémie du coronavirus, toutes les activités sont arrêtées. Les populations en souffrent énormément. Elles pensent même que du temps de la guerre du Liberia, la souffrance n'était pas aussi grande. » Face à cette situation dramatique, le militaire libérien plaide pour que la circulation des véhicules d'approvisionnement en produits de grande consommation soit autorisée à cette frontière, comme cela se fait au poste frontalier de Danané.
Ce poste de contrôle libérien, en termes de respect des mesures barrières au Covid-19, ne semble pas mieux loti que le poste ivoirien, du moins sur certains points. Il ne dispose lui aussi pas de matériel adéquat et élémentaire pour freiner la propagation de la pandémie. Le seau-robinet, que notre regard curieux a beaucoup cherché, contient de l'eau mélangée avec du javel et du savon. Les agents en poste à ce point de contrôle et en première ligne dans la lutte contre cette pandémie ne possèdent pas de cache-nez, ni de gel hydroalcoolique. Un constat ahurissant, car témoignant du danger auxquels s’exposent les soldats.
Le président des jeunes de B'Haï, Victor Denis, qui s'exprime très bien en français et dont la mère est originaire de Pékan-Barrage, de l'autre côté de la rive du fleuve, révèle qu'au Liberia, toutes les régions ont été confinées par les autorités. Il est donc impossible aux habitants de la région du Grand Geddeh de se rendre dans celles du Nimba-County au nord ou du Maryland au sud. Ce qui crée une situation difficile, regrette-t-il. Les commerces, relate-t-il, sont fermés et les échanges stoppés. Il fait remarquer, avec un brin d'humour, que les hommes n'ont pas le droit de passer la frontière pendant que les animaux sont exemptés de cette interdiction.
Cependant, et en dépit de ces désagréments, il estime que la décision de confinement prise par les autorités est salutaire. Concernant la stratégie des autorités libériennes pour freiner la pandémie, il déplore le très mauvais état des routes libériennes qui constitue un véritable frein à la lutte. « Nous avons reçu des flacons de gel hydroalcoolique et du savon de parents résidant dans les villages frontaliers ivoiriens. Nous sommes entre frères. Et comme dit l’adage, on reconnaît son frère quand on est dans les difficultés. Nous n'avons rien reçu de notre gouvernement, à part les messages sur les antennes de la radio nationale. Ici, les gens n'ont même pas d’argent pour se nourrir, comment pourront-ils s’offrir du savon liquide, du gel hydro-alcoolique ou des cache-nez ? La seule satisfaction : nous ne payons pas l'électricité fournie par la Côte d'Ivoire au Liberia. Aucun facturier n'a mis les pieds ici depuis deux mois », ajoute-t-il, sans dire comment les biens reçus de Pékan-Barrage, de l’autre côté de la frontière, ont pu leur être acheminés.
Des avis divers sur la mesure de fermeture des frontières
Sur le chemin du retour, nous observons avec surprise une jeune fille sous le pont qui cherche visiblement à se rendre dans la partie ivoirienne. Malgré la discrétion dont elle a fait preuve, elle n’échappera pas à notre vigilance. Rattrapée puis interrogée, elle nous a expliqué qu'elle se rendait à Pékan-Village (la partie ivoirienne) pour y acheter du riz.
Avec cette découverte, nous comprenons que la frontière ivoiro-libérienne, officiellement fermée, ne l'est pas vraiment pour les populations qui trouvent toujours le moyen de contourner les postes frontières.
Nous traversons la frontière en sa compagnie et regagnons la terre ivoirienne, histoire d'en faire l’expérience, avant de revenir sur nos pas pour emprunter le pont métallique. Nous quittons les lieux après avoir échangé avec les forces nationales de défense et de sécurité.
En territoire ivoirien, à Pékan-Village, la majorité des habitants approuve la fermeture de la frontière, certains s’inquiètent même du fait qu’elle reste perméable. C’est le cas de Taho Omer, planteur du village de Pékan-Houébly, qui affirme que même si le gouvernement a fermé la frontière, il y a mille autres points d’entrée possibles : de nombreuses pistes qui permettent de venir en Côte d’Ivoire ou d’aller au Liberia. « Ce sont des voies qui peuvent être des voies de transmission du Covid-19. Or, par manque d’effectifs, l’État ne pourra pas mettre des militaires sur chaque piste », déplore-t-il. Au total, 28 points de passage clandestins ont été répertoriés par les militaires dans la seule zone frontalière du village de Pékan-Houébly.
Pourtant, beaucoup ne voient pas les choses de cet œil. Pour ces habitants, la fermeture de la frontière vient favoriser les trafics illégaux et la multiplication des passages clandestins. Kah Robert, un habitant du village que nous avons interrogé, est de ceux-ci. « La fermeture des frontières réduit considérablement les échanges commerciaux légaux et contribue à développer des activités de contrebande. C'est un vrai préjudice pour l’économie locale. Ici, rien ne passe, même les produits vivriers», soutient-il.
Selon lui, il faut équiper le poste frontalier de matériel sanitaire : des thermomètres infrarouges qui permettent d’obtenir la température corporelle des passants, des gants, des cache-nez et autres, comme c’est le cas ailleurs, par exemple à Noé. « La frontière est très poreuse. Il faut savoir que pour se rendre dans certains villages ivoiriens, on est obligé de passer par le Liberia. Certains de nos parents ont des champs au Liberia et vice-versa », précise Kah Robert. Cette situation d’interpénétration de nos États, on peut le voir, se constate à plusieurs niveaux de la frontière avec le Liberia.
Dohouba (Bin-Houyé), la barque et les pirogues retirées de l'eau
À 24 km au nord de Toulepleu, les populations de la commune de Bin-Houyé, dans la région du Tonkpi, vivent la même situation. Elles ont les mêmes préoccupations. Malgré la fermeture de la frontière, les autorités municipales sont à la tâche pour sensibiliser les populations et encourager les forces de l’ordre qui veillent nuit et jour à la sécurité et à la santé des Ivoiriens. La barque de l'intégration, offerte par le Président Alassane Ouattara que nous avions empruntée en janvier dernier pour nous rendre au Liberia, est aujourd’hui immobilisée sur le fleuve, hors de portée des populations et sous le contrôle des militaires. Cette barque qui sert de pont flottant et qui permet aux populations des deux pays frères de se déplacer restera non opérationnelle jusqu’à la fin de la crise sanitaire. Les pirogues utilisées par les pêcheurs ont également été retirées de l'eau.
Le maire de Bin-Houyé, André Narcisse Meman que nous avons rencontré au bord du fleuve Nuon, au poste frontalier de Dohouba, à trois km de la ville, a rencontré, ce jour-là, les populations, par vagues, pour échanger avec elles sur la pandémie du coronavirus. ''Nous avons exhorté nos parents au respect des mesures gouvernementales et nous les avons apaisées car des rumeurs circulent et cela n’est pas fait pour arranger les choses'', a-t-il dit. Il a apporté le soutien de la mairie aux soldats et douaniers basés dans cette zone frontalière.
« Nous sommes venus encourager les forces de l’ordre qui travaillent ici et leur demander d’appliquer strictement les mesures prises par le gouvernement. Nous avons également recensé les préoccupations des populations concernant la fermeture de la frontière qui est essentielle pour lutter contre cette pandémie. C'est dur, mais c'est le prix à payer pour respecter les consignes du gouvernement. Quand un Chef d'État décide de fermer la frontière, c'est que la situation est grave. Nous sommes certes des frères, mais faisons en sorte que personne ne traverse la frontière '', a expliqué le maire.
Cet avis est loin d’être partagé par un cadre du village qui, sous le couvert de l'anonymat, souligne que la fermeture des frontières est une mesure barrière efficace lorsque la menace est encore lointaine. Pour lui, il est trop tard aujourd'hui pour que cette mesure soit salutaire puisque le virus se trouve de chaque côté de la frontière.
On peut le dire, la fermeture des frontières a permis de limiter les mouvements de populations. Mais le défi que doivent relever les autorités ivoiriennes, c'est celui des passages illégaux qui s’étendent tout au long de la frontière. La question est essentielle, car les frontières entre la Côte d’Ivoire et l’ensemble de ses voisins sont à l’image de la frontière ivoiro-libérienne.