Alphabétisation des adultes : 967 apprenants de Bouaké prennent d’assaut les classes pour sortir de « l’obscurité »
Lire aussi : L’apprentissage parsemé d’embûchesA savoir, partir de rien pour devenir institutrice, aide-soignante, ou gérer au mieux leurs commerces. Pari réussi pour Ehui Anne-Mathilde qui vient d’obtenir son concours d’institutrice adjointe. Et dire que cette jeune dame de plus de trente ans avait arrêté ses études en 1999 après la classe de CM2, pour apprendre la couture ! Épouse et mère, elle se contentait de son quotidien. Cependant, piquée par le virus de l’école, elle a décidé de retourner sur les bancs. « L’envie de retourner à l’école m’habitait toujours, parce que je voulais avoir le Bepc. Mon époux et mes parents à qui j’en parlais m’ont encouragée à m’inscrire en cours du soir. Je travaillais avec mon fils, en classe de 1ère, de même qu’avec les élèves du quartier, après la messe du dimanche. Je n’avais aucun complexe devant ces jeunes gens. J’ai passé le Bepc en candidate libre. J’ai réussi vingt ans après avoir quitté les bancs. J’ai crié si fort qu’un petit monde s’était attroupé autour de moi pour savoir ce qui m’arrivait », se réjouit-elle. Comme si cela ne suffisait pas pour cette dame qui, visiblement avait mangé du cheval, elle a poursuivi son rêve pour obtenir le concours d’institutrice, au point d’être aujourd’hui la curiosité dans son quartier. Des modèles de persévérance et de courage, Bouaké en compte.
Salles de classe bondées
Au groupe scolaire de Broukro où nous l’avons rencontrée le lundi 11 janvier dernier, elle était en compagnie d’autres auditrices, aussi assoiffées de savoir. « Des mamans », « des tanties » (des adultes dans le jargon ivoirien). Certaines sont accompagnées de leurs tout-petits, parce que ne sachant à qui les laisser. A côté d’elles, quelques rares adolescents. Les salles de classe grouillent de monde. Tous les niveaux sont pourvus. Le niveau 1 qui concerne ceux qui n’ont jamais été à l’école, en somme le niveau basique où on fait usage des symboles, entre autres, la calebasse renversée, posée ou ouverte à gauche, de pilon debout ou couché, etc., pour familiariser les auditeurs avec l’alphabet. Il équivaut au CP1 et CP2.
Lire aussi : Djamala Koffi Edmond, superviseur de l’alphabétisation de la Dren 2 de Bouaké : ‘‘ Une école, un centre ’’Le niveau 2, qui est celui où ils savent écrire un peu, CE1 et CE2 et la post-alpha où ils passent le Cepe. Cahiers et livres scolaires sur les tables, ils attendent les animateurs (enseignants). Mme Konan Aya Juliette, qui se prépare à passer le Bepc, s’est jetée à l’eau en 2011, en dépit des entraves de sa belle-mère. Du premier niveau, elle a été reçue en deuxième, puis en post-alpha où elle a obtenu brillamment, dit-elle, son Cepe. Pour y arriver, il lui a fallu fermer les yeux et les oreilles au regard des autres. « Les gens qui me voyaient aller aux cours les soirs se moquaient de moi, en me demandant de porter la tenue bleu-blanc des lycéennes. Quand j’ai eu le Cepe, ma voisine était si contente qu’elle m’avait aspergée de poudre de toilette, ce qui a suscité les rires des enfants du quartier. Comment une tantie de ton âge peut-elle avoir le Cepe, riaient-ils ? Ce soir, une petite maman du quartier m’a demandé d’un ton moqueur où j’ai mis le bleu-blanc. Je lui ai répondu qu’il est dans mon sac, et qu’une fois arrivée sur place, j’allais le porter. Je ne me décourage pas devant toutes ces attaques, parce que je veux avoir mon Bepc, pour devenir institutrice ou aide-soignante », professe-t-elle. A ceux qui doutaient de sa réussite, N’guessan Aya Laurence, au niveau 2, répond : « Si je ne t’ai pas enseigné, je vais enseigner tes petits-enfants », pour se débarrasser d’eux. Âgée de plus de quarante ans, Bamba Mama épouse Diomandé se prépare pour la campagne 2020-2021 à affronter le Bepc. Cette mère au foyer a été encouragée par son époux, lui-même instituteur.
Sacerdoce
Ces résultats ne peuvent être engrangés sans une réelle campagne de sensibilisation, selon le superviseur de l’alphabétisation de la Dren 2 (Direction régionale de l’éducation nationale), Djamala Koffi Edmond, qui parle aussi de sacerdoce. « Le vagabond de l’alphabétisation », comme on l’appelle, sillonne les inspections primaires tout comme l’inspectrice de l’enseignement primaire (Iep) de Koko, dans un quartier de Bouaké, Mme Deoué Dimonouan Delphine.
A Massala (Séguéla) où elle a servi récemment, elle visitait les familles où elle recrutait les auditrices parmi les villageoises et les épouses de fonctionnaires.
MARCELLINE GNEPROUST, ENVOYEE SPECIALE A BOUAKE
Dans leurs commerces au petit marché de Broukro, N’guessan Aya Laurence, esthéticienne de profession, et Yao Affoué Pokou Audrey, coiffeuse, ont réussi à changer le regard des autres sur elles depuis qu’elles peuvent noter dans leurs cahiers les prêts contractés par des clientes ou les dépenses effectuées. Ce qu’elles ne pouvaient pas faire dans un passé récent. « Je suis contente de savoir lire et écrire.La joie de tenir un cahier de crédit
Aujourd’hui, je sais combien je gagne dans le mois. Je peux faire mes achats sans l’aide de personne, de même que je peux lire mes messages et aller sur les réseaux sociaux », affirme Audrey pour qui savoir lire est un défi, au regard de la situation difficile qu’elle a vécue avec son conjoint. En effet, ce dernier l’a quittée pour une autre à cause de son analphabétisme. Pour Laurence, la joie d’être alphabétisée tourne autour du fait qu’elle peut désormais lire tout écriteau, particulièrement « interdit d’entrer » ou « chien méchant », dit-elle dans un éclat de rire, sous le regard visiblement envieux de sa cliente Kouassi N’goran Élise. Cet acquis est également à l’honneur de son époux Karaboué Bouaké, chauffeur de Taxi-motos qui ne ménage aucun effort pour que sa dulcinée se rende aux cours les soirs.
M. GNEPROUST