Tabagisme : Le fléau tue silencieusement les jeunes

Un fumeur tenant entre ses doigts une tige de cigarette allumée. (Ph: Dr)
Un fumeur tenant entre ses doigts une tige de cigarette allumée. (Ph: Dr)
Un fumeur tenant entre ses doigts une tige de cigarette allumée. (Ph: Dr)

Tabagisme : Le fléau tue silencieusement les jeunes

Le 31/07/22 à 01:37
modifié 01/08/22 à 22:00
Malgré les nombreuses campagnes de sensibilisation, la consommation de la cigarette prend de plus en plus d’ampleur chez les jeunes, surtout en milieu scolaire.
Les yeux rougis, les lèvres noircies, le jeune Moussa N. revient du long week-end de la fête du Ramadan 2022, très fatigué. Comme lui, ses amis Tuyo G. et Jean K. tiennent, chacun, entre les doigts aussi noircis, une tige de cigarette bicolore dont le blanc domine l’orange. Au Lycée moderne Djédji Amondji Pierre des 220 Logements d’Adjamé, ce 2 mai, ces jeunes élèves, sans peur ni crainte, fument à visages découverts.

Dans leur causerie, ces trois compagnons laissent échapper de leurs bouches et narines de la fumée blanche. Bien que ne fumant pas ce jour-là, Moussa N. ne semble guère gêné. Âgé d’environ 17 ans, ce garçon se plait à respirer l’odeur toxique de la fumée en écoutant, religieusement, ses amis en train de débattre de tout et de rien. Debout près d’un R+3 à quelques encablures de leur école, ces élèves en tenue scolaire n’ont cure de ce que peuvent penser les riverains et encore moins de la réaction de leurs enseignants et éducateurs.

Non loin d’eux, un autre groupe d’élèves, plus nombreux, parlent de tout sujet qui leur passe par la tête. A la question de savoir ce qu’ils pensent de la cigarette et de ses effets néfastes sur la santé de l’homme, sans faux-fuyant, ces enfants affirment en chœur fumer tous les jours et que cela ne saurait être un sujet tabou pour eux. Mieux, plus qu’un effet de mode au quartier, ils soutiennent que c’est une manière pour eux d’être ‘’branchés’’. Et surtout de singer leurs idoles qui s’illustrent bien sur les réseaux sociaux et dans les clips.

Parmi nos six petits interlocuteurs, un seul avoue s’adonner à ce phénomène pour évacuer les soucis et le stress qui l’assaillent à la maison. « C’est difficile pour mon père de subvenir aux besoins de la famille. Je suis donc obligé de faire de petits contrats les week-ends et les vacances pour aider toute la famille... La cigarette me permet de me surpasser dans mes études », nous lance-t-il au visage comme pour se donner bonne conscience.

Des élèves surpris par la police dans une résidence en train de fumer. (Ph: Dgpn)
Des élèves surpris par la police dans une résidence en train de fumer. (Ph: Dgpn)



Dans cet établissement de plusieurs bâtiments, les acteurs du système éducatif sont conscients de ce phénomène et fournissent des efforts pour l’endiguer. C’est pourquoi, il y existe un club social. Dirigé par des enseignants, ce club se veut un centre d’accueil et d’encadrement d’élèves qui dérapent. « Le comportement d’un enfant qui fume est différent de celui des autres. Il est un perturbateur, agaçant, ne suit pas les cours, ne respecte personne y compris ses encadreurs... Ses notes sont décroissantes... », déplore un éducateur de ladite école. Puis d’ajouter que leur tâche devient plus facile lorsque les parents attirent très tôt leur attention sur ces comportements et demandent de l’aide. « C’est en conjuguant nos efforts, donc dans une synergie d’actions de parents et d’éducateurs que nous arriverons à éloigner les élèves de ces pratiques qui les détruisent », affirme-t-il.

S’il existe un club social dans ce lycée pour amener ou ramener les élèves à la raison, ce n’est pas le cas dans de nombreux établissements de Côte d’Ivoire confrontés au même phénomène. C’est le cas du Groupe scolaire Ivoire Bley Boniface de Yopougon-Niangon.

En effet, alors que la loi ivoirienne interdit la vente du tabac à 200 mètres des établissements scolaires, en face de ce grand lycée d’Adjamé et du Groupe scolaire de Yopougon dans le District d’Abidjan, les vendeurs de ce tueur silencieux ne se cachent pas. Ces femmes et ces hommes font le commerce de ce produit nocif au vu et au su de tous, sans crainte d’être interpellés.

Pire, pour le besoin des élèves et habitants de ces communes, ces commerçants font tout pour qu’il n’y ait point de rupture de stocks de cette marchandise dont l’abus est pourtant déconseillé car dangereux pour la santé.

La quarantaine révolue, dame O.P, installée aux alentours d’une de ces écoles citées, soutient que la vente de cigarette lui rapporte gros. À l’en croire, le carton de 50 cartouches qu’elle vend en quelques jours lui revient à 270.000 FCfa au marché d’Adjamé. Il faut noter que dans une cartouche, il y a dix paquets de cigarettes et dans un paquet, l’on trouve 20 tiges. « Je vends une tige à 50 FCfa et 3 à 100 FCfa », dit-elle tout en ne précisant pas exactement le bénéfice qu’elle gagne dans ce commerce. Concernant sa dangerosité, la jeune femme fait savoir que la cigarette n’est pas aussi dangereuse que font croire des personnes dont des agents de santé. « C’est plutôt sa consommation abusive qui peut détruire », se justifie-t-elle.

De la cigarette à la drogue

Des experts ont démontré que la cigarette est une drogue mineure en raison de la présence de la nicotine jugée dangereuse. Au dire de Daniel Tuyo, inspecteur principal d'éducation spécialisée et assistant social à la Croix-Bleue, la nicotine contenue dans la plante se fixe dans le cerveau dont il prend le contrôle. Le sujet commence par y prendre plaisir et au même moment, le syndrome du manque de cigarette s’y installe. L’individu, au fil du temps, a du mal à arrêter de fumer et se sent mal à l’aise chaque fois qu’il veut y mettre fin. « C’est en ce moment que commence sa souffrance physique et mentale », souligne-t-il.

À la Croix-Bleue sise à Adjamé-Williamsville, environ 40% des pensionnaires qui y séjournent pour désintoxication sont des jeunes. Notre interlocuteur affirme que les statistiques de 2017 ont révélé qu’un patient sur trois est un adolescent. Preuve qu’il y a un véritable travail à faire à l’endroit de la jeunesse en Côte d’Ivoire.

En franchissant le seuil de cet établissement sanitaire qui accueille les accros aux substances toxiques, nous nous sommes aperçue que les patients sont en majorité des jeunes. Selon les responsables de ce centre de désintoxication, auparavant, les patients avaient entre 55 et 60 ans. Mais, aujourd’hui, l’âge décroît de plus en plus et les personnes âgées se font rares. « Nous accueillons des mineurs de 15 ans voire moins », dit-il.

Un fumeur faisant ressortir la fumée blanche de la cigarette chargée de nicotine. (Ph: Dr)
Un fumeur faisant ressortir la fumée blanche de la cigarette chargée de nicotine. (Ph: Dr)



Pour Daniel Tuyo, également psychologue et responsable du service social et projet de la Croix-Bleue, la plupart des adolescents emmenés dans cet établissement ont débuté par la cigarette ou même par la shisha (bien qu’introduite ces dernières années dans le pays) qui est 20 fois plus dangereuse que la cigarette. « C’est le schéma classique. Dans la majorité des cas, les adolescents apprennent à fumer entre amis par mimétisme », a-t-il déploré.

Selon lui, la vulnérabilité psychologique et la désorganisation de la famille font partie des principales causes de la consommation du tabac dès l’adolescence. « La famille a un grand rôle à jouer à ce niveau. Elle est à la fois un facteur de précipitation dans les drogues et de protection des enfants, notamment en bas âge », confie notre interlocuteur.

Aujourd’hui, agent de santé communautaire en Côte d’Ivoire, Adou Désiré, âgé de plus de 50 ans, témoigne qu’il a débuté par la cigarette à l’âge de 14 ans alors qu’il était seulement en classe de 6e dans un collège public à Abengourou à l’Est de la Côte d’Ivoire.

Au fil du temps, il a touché à la drogue qui l’a rendu plus tard aveugle. Fort heureusement qu’il a recouvré la vue par la volonté de certaines Ong qui l’ont aidé à se refaire une bonne santé. La majorité de ses amis, avec qui il fumait, ont touché à la drogue. « L’idéal est de ne jamais toucher à la cigarette ou même d’arrêter dès qu’on y touche », conseille Adou Désiré.

Attention vigilance !

Face au nombre de plus en plus élevé de jeunes qui fument, les parents sont appelés à plus de vigilance, de responsabilité dans l’éducation de leurs progénitures. Pour ne pas arriver aux complications, c’est-à-dire à la dépression mentale, aux maladies et autres conséquences déplorables, il est conseillé aux tuteurs de prendre des décisions idoines donc radicales au moindre signe de changement de comportement de ces derniers.

Par ailleurs, parents et personnels éducatifs doivent être formés et sensibilisés à tout ce qui peut entacher voire briser la vie des enfants. Les premiers doivent, surtout, s’informer sur les substances qui détruisent la vie et l’avenir de leurs enfants, espoirs de demain. À ce niveau, le spécialiste déplore que de nombreux parents confrontés à cette situation la mettent sur le compte de prétendues « crises d’adolescence ».

Selon les informations recueillies au mois d’avril 2022 auprès d’une soixantaine d’élèves dans des quartiers d’Abidjan, seulement une vingtaine semble être informée de la dangerosité de la cigarette. C’est dire que les jeunes ont besoin d’être sensibilisés aux dangers du tabagisme. « Ils doivent savoir jusqu’où peut les amener une première bouchée de cigarette », avertit Daniel Tuyo. Et d’ajouter qu’il faut des cellules spécifiquement dédiées à la prévention des drogues mineures dans les écoles. Pour les parents, il a fait savoir que sa structure dispense des formations en la matière. « Il suffit de faire la demande pour en bénéficier ».

Des risques pour la santé

L’accroc au tabagisme s’expose aux nombreuses conséquences qui en découlent. L’adolescent en plein développement intellectuel, physique et social court le risque de voir tous ces aspects perturbés. La santé de l’individu se dégrade avec le temps.

Dr Koffi Nestor chargé d’études, de l’information, de l’éducation, de la communication au Programme national de lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme et les autres addictions (Pnlta), indique que le tabac induit près de 30 maladies chroniques. À court terme, l’individu qui fume ou même respire tout le temps de la fumée rejetée par un fumeur, s’expose à plusieurs pathologies. Notamment, le manque d’appétit, les céphalées, la toux, les mauvaises haleines, la coloration des dents, la perte de l'audition, l’irritation de la peau, l'asthme, etc.

Une caricature de ce qui arrive aux fumeurs. (Ph: Dr)
Une caricature de ce qui arrive aux fumeurs. (Ph: Dr)



À long terme, il peut développer des maladies telles que l’essoufflement et la fatigue aux moindres efforts, les cancers, les maladies chroniques (Avc, bronchites chroniques, etc.). Il peut également en mourir car le tabac nuit aux organes cardio-vasculaires... « En Côte d’Ivoire, le tabac cause plus de 5 000 décès par an », déplore Dr Koffi Nestor.

Au plan social, l’élève manque de concentration à l'école, sa capacité de réflexion est réduite, sa scolarité est perturbée, etc. Sans oublier la manifestation de la violence. De la cigarette à la drogue, il n’y a qu’un pas vite franchi par tout fumeur chronique. Par conséquent, il peut perdre ses facultés mentales et devenir un danger permanent et pour sa famille, et pour son entourage, donc pour toute la société. A preuve, le 20 mai dernier, une famille à Yopougon-Kouté a vécu un drame. Ce jour-là, alors qu’elle préparait les festivités de son cinquantenaire, dame Prisca est décédée des suites de violents coups reçus de son propre fils sous l’effet de la drogue.

De la prise en charge

A la Croix-Bleue d’Adjamé-Williamsville, cette prise en charge est à la fois médicale, psychologique et sociale. Selon les responsables de ce centre, la prise en charge médicale vise à rétablir la santé physique qui a été dégradée. Le sujet est suivi par un médecin spécialiste des questions d’addictions. Le fumeur de drogue a souvent besoin de médicaments pour se stabiliser s'il entend des voix, a des hallucinations ou s'il a des problèmes d’alimentation. Quant au volet social, l’individu est soumis à une rééducation afin de réintégrer le système éducatif ou d’apprendre un métier. Il y a également des séances d’écoute, d’attention, etc.

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  • L’engagement du gouvernement
L’Etat de Côte d’Ivoire a fait de la santé des populations l’une de ses priorités. Ainsi, conscient que le tabagisme met en danger la vie des enfants, le gouvernement s’est engagé dans sa lutte par la signature de plusieurs accords, conventions et protocoles. Au nombre desquels deux décrets. L’un portant modalité d’application des mises en garde sanitaire, de conditionnement des nicotines, de l’étiquetage et de la commercialisation du tabac et de ses dérivés, et l’autre portant institution d’un système de suivi, de traçabilité et de vérification fiscale des produits du tabac ; sans oublier la loi n°2019-676 du 23 juillet 2019 relative à la lutte contre le tabac.

Cette loi prévoit, entre autres, l’interdiction de la vente de produits du tabac aux mineurs et par des mineurs ; l’interdiction de la vente de produits du tabac à l’intérieur et à 200 mètres autour des établissements scolaires, centres de santé, centres culturels et sportifs, ainsi que des bâtiments administratifs.

A ces mesures, s’ajoutent l’interdiction de la vente au détail de cigarette et de paquets de moins de 20 bâtons, celle des produits du tabac en dehors des points de vente autorisés. Cependant, sur le terrain, ces dispositions ne sont pas respectées.

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  • Des Ong s’activent dans la lutte
Pour prévenir la prise de tabac chez les adolescents, deux types d'activités sont menées par des Organisations non gouvernementales (Ong) : la sensibilisation aux méfaits de la consommation du tabac et la promotion de la vie saine dans les écoles, les quartiers et sur les réseaux sociaux à travers des films éducatifs, des témoignages de victimes, etc., selon Tall Lacina, président du Conseil d'administration du réseau des Ong actives pour le contrôle du tabac en Côte d'Ivoire (Rocta-ci).

Un jeune en train fumer une tige de cigarette. (Ph: Mélèdje Tresore)
Un jeune en train fumer une tige de cigarette. (Ph: Mélèdje Tresore)



Il a aussi souligné les plaidoyers menés auprès des pouvoirs publics. Ce, pour le développement et la mise en œuvre des politiques d'interdiction totale de la publicité des produits du tabac, de la vente au détail et/ou leur vente par les jeunes ; celle de fumer dans les lieux publics et les cars ou minicars de transports en commun. Le suivi des activités et la surveillance de la mise en œuvre des politiques, dans le cadre du contrôle citoyen, ne sont pas écartés. Ainsi que la surveillance des cas d'ingérence de l'industrie du tabac.

Outre la sensibilisation, des Ong mènent des activités de prise en charge des personnes victimes de troubles dus à la consommation de ces produits ou font de l'assistance juridique et judiciaire.

Bien qu’elles luttent effacement contre ce fléau, ces structures de la société civile attendent de l’Etat la mise en œuvre effective des mesures anti-tabac contenues dans la Convention cadre de l’Oms pour la lutte anti-tabac (Cclat), les lois ou les textes d'application (décrets, arrêtés, etc.).



Le 31/07/22 à 01:37
modifié 01/08/22 à 22:00