Dossier/Musique ivoirienne: Quand l’excellence se meurt au profit de la médiocrité

Dossier/Musique ivoirienne: Quand l’excellence se meurt au profit de la médiocrité

Le 23/01/23 à 14:19
modifié 23/01/23 à 18:56
La Côte d’Ivoire, à une certaine époque, a eu son contingent d’artistes qui ont laissé à la postérité des tubes, des classiques qui, plus de 30 ans après, pour les uns et 20 ans pour les autres, se laissent déguster sans modération par toutes générations de mélomanes. Aujourd’hui, cette belle époque de la musique ivoirienne, qui avait pour repère l’excellence musicale, la qualité vocale et la sublime orchestration, est bien loin.

Nayanka Bell
Nayanka Bell



On se délecte encore aujourd’hui des tubes comme Ziboté, Aguisê, ‘’Gniayé’’ d’Ernesto Djédjé, ‘’Taxi sougnon’’, ‘’Anouhomé’’, ‘’Nkenakplesso’’ de Bailly Spinto, ‘’Exode rurale’’ de Wadji Ped, ‘’Clipo clipo ‘’, ‘’Minmanlé’’ et ‘’Apartheid’’ du duo Jess Sah Bi et Peter One, ‘’Kalgbeu’’, ‘’Téléphone’’ et ‘’Yobo’’ de Luckson Padaud, Sapiou de Delta Groupe, ‘’Maguy’’ ou ‘’Bomo’’ de Meiway, ’’Missouwa’’ et ‘’Adeba’’ de Monique Seka, ‘’Adouman’’ d’Aïcha Koné, ‘’Iwassado’’ de Nayanka Bell, ‘’Sweet Fanta Diallo’’ d’Alpha Blondy, ‘’Magnimanko’’ d’Ismaël Isaac et bien d’autres classiques qui enrichissent la discographie de la musique ivoirienne de génération en génération.

Ces artistes de talent ont fait place à une nouvelle génération, celle-là plus abonnée au buzz, clash et autres artifices substantielles, plutôt qu’à la promotion de la qualité artistique. Aujourd’hui, disent-ils, c’est le ‘’Game’’ où le critère d’excellence se mesure plus à la hauteur des ‘’vues’’ sur les réseaux sociaux, que la valeur intrinsèque même de l’artiste. La qualité vocale, les textes, la carrière artistique, ne sont plus de vrais critères d’appréciation.

Alpha Blondy
Alpha Blondy



Même le zouglou qui tire son essence de la critique sociale est réduit aux complaintes amoureuses et la vie de galère. Le Coupé-décalé, l’Afro-trap, le Rap-ivoire quant à eux, mènent la barque de l’amateurisme. Au grand dam de la grande musique ivoirienne qui perd sa qualité, son excellence, au profit de la médiocrité artistique et musicale. Et comme l’a dit la sulfureuse artiste mandingue Affou Keïta, « On s’en bas de cui ! », pour ne pas dire « cela n’intéresse personne ».

La course au clash et buzz pour se faire voir

Depuis l’année 2003, un phénomène musical urbain, le coupé-décalé, est venu bouleverser le paysage musical ivoirien. Dans cet environnement caractérisé par les clashs et des rythmes endiablés, enveloppés par les "roukaskass" (roulements saccadés et désordonnés de batterie), la mélodie et la voix ont fait profil bas.

Les albums ont fait place à des singles qui sortent à profusion à un rythme effréné. Chaque mois, les nouvelles ‘’stars’’ de la musique ivoirienne, toutes tendances en vogue confondues, proposent aux mélomanes un single accompagné par un nouveau concept de danse.

Mais là où ils se font le plus remarquer, ce sont sur les réseaux sociaux. Avant chaque sortie de single, c’est la foire aux injures et aux bassesses de divers ordres. Selon eux, c’est une technique de promotion du single qui, lui-même, ne fait l’objet d’aucune analyse sur la qualité technique des arrangements, la composition du texte et la performance vocale de l’artiste.

On n’en a cure, pourvu seulement que leurs milliers d’abonnés ‘’likent’’, pour soient érigés au rang de ‘’star’’ de la musique ivoirienne qui totalise en une semaine, le ‘’million de vues’’ sur Internet.

Bailly Spinto
Bailly Spinto



La discographie est dense, mais la qualité se fait rare. Le bruitage et les arrangements approximatifs, qui se ressemblent d’un single à un autre, ont pris le dessus sur les musiques beaucoup plus élaborées avec des textes audibles et sensibles. Tous chantent de la même façon, car le vocodeur (technologie numérique qui rend la voix électrique et mélodieuse) est passé par là.

Pauvreté des textes et obscénités au menu des chansons

La bonne relève de la musique ivoirienne n’est pas celle qui fait l’actualité musicale. Une autre race de chanteuses et de chanteurs dicte sa loi aux vrais artistes à voix et à textes. Au final, la musique ivoirienne souffre cruellement du manque de bons artistes, adeptes de belles mélodies, de beaux textes et beaux chants. « Ne cherchez pas à comprendre, dansez seulement », dixit feu Dj Arafat sur le plateau d’Afronight de la télé internationale Télésud TV.

Le malaise est profond et va de mal en pis. Les grandes thématiques ont fait place aux textes chargés de symbolique à caractère sexuel pour certains, quand d’autres créent des chansons pour exprimer leur ego surdimensionné : « C’est moi le plus fort, le plus beau, le champion, les autres sont zéros ».

De longues vagues d'onomatopées, des phrases décousues et souvent dépourvues de tout sens font la ‘’fierté’’ de nos artistes qui ont fini par réduire les mélomanes en des consommateurs de ‘’Gnomi et lait’’, (Fior de Bior) ‘’On naka boire, boire, boire’’ (Keimponké), ‘’Y a chewing-gum dans tes reins’’ (Obam’s), ‘’je cherche mari à entretenir’’ (Daisy) ‘’je suis ton paradis, si tu m’as gouté tu ne peux plus partir’’ (Mula), ‘’Azalaka painhou’’(Didi B), et bien d’autres inepties qui contribuent à la promotion du dévergondage, plutôt qu'à l’éducation des masses.

Entre promotion de la facilité (l’argent rapide, sans effort et sans travailler), et incitation à la débauche et à la la drogue, le message de nos nouveaux ‘’modèles’’ artistiques gangrène la société et impacte négativement une jeunesse en quête de repère qui hélas, s’identifie de plus en plus en ces artistes et aux messages qu’ils véhiculent.

ALPHA BLONDY
ALPHA BLONDY



D’autres ont carrément fait du spot (citer des noms de personnes dans leurs chansons) un art de chant. Sous prétexte de témoigner leur reconnaissance à des mécènes, le texte de leurs chansons est composé à 80% de spots. Or des supports comme la jaquette du CD, le générique du clip ou encore le dossier de presse sont des supports mieux indiqués pour les remerciements. En réalité, c’est une forme de mendicité artistique qui est développée.

En effet, si certains perçoivent de l’argent pour chanter des noms, d’autres espèrent en retour un éventuel don.

Aidés par certains promoteurs culturels et médias qui leur dressent le tapis rouge, nos pseudo-stars détruisent chaque jour l’éducation musicale du public, si bien que l’anormal est devenue aujourd’hui la norme dans notre société.

En attendant, comme l’a chanté Petit Dénis, ‘’krikata krikata, les ‘’cheval’’ s’en va’’, entrainant la musique ivoirienne qui se voit de plus en plus dépourvu de tout sens sémantique et orchestral.

La foire des bureaux pour remplir les salles

Faire salle comble lors d’un concert est un baromètre important pour jauger la valeur d’un artiste. Mais, en réalité, ce critère n’est qu’un bonus car, le vrai poids de la valeur d’un artiste sur scène se mesure à la dimension de sa prestation artistique et de la qualité du son qu’il propose au public.

Pour la nouvelle génération, chez qui l’exception fait la règle, et obnubilée par la course au grand nombre de vues, le raccourci a vite été trouvé. Une salle comble est synonyme de la valeur de l’artiste. « Je suis fort, j’ai ‘’gbé’’ la salle (faire salle comble). Je suis le meilleur artiste de la Côte d’Ivoire », les attend-on s’enorgueillir sous les vivats de leurs fan-clubs qui eux aussi répètent le même refrain à l’endroit de leurs artistes préférés.

Pour soigner ce syndrome de l’audience et de la notoriété forcées, les artistes et leurs managers, aidés par les promoteurs de spectacles ont trouvé la parade : la tournée des bureaux et des mécènes. Une autre mendicité artistique qui ne dit pas son nom.

La stratégie est simple : on annonce un concert, on entreprend une tournée médiatisée de mobilisation des autorités politiques, administratives, des mécènes culturels et le tour est joué.

Autorités politiques et mécènes s’arrachent à coup de millions les tickets que les organisateurs, l’artiste et son staff, se chargeront ensuite de distribuer au public qui viendra ‘’gbé’’ (remplir) la salle. Après, salle pleine ou vide, organisateurs et artistes ont réussi à écouler tous les tickets et y tirent, dans tous les cas de figure, une satisfaction financière.

Ainsi, des chanteurs du dimanche, à coup de buzz, clash et mendicité artistique, prennent d’assaut, chaque semaine, la salle Anoumabo et l’esplanade du Palais de la Culture à Treichville, ainsi que le Palais des Congrès et la salle des fêtes du Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire à Cocody pour des tarifs allant de 10 000 à 200 000 FCfa.

Cette scène, à la limite de l'obscénité, extraite du clip du dernier single de l'artiste Remy Adam où il joue avec Emmanuelle Keïta, est courante dans les clips de nos artistes ivoiriens.
Cette scène, à la limite de l'obscénité, extraite du clip du dernier single de l'artiste Remy Adam où il joue avec Emmanuelle Keïta, est courante dans les clips de nos artistes ivoiriens.



Combien sont-ils les fans de l’artiste qui se sont offert individuellement des tickets de 50 000 ou 200 000 FCfa, pour voir jouer leur artiste ? Quel spectacle chorégraphique, quelle prestation vocale et quelle qualité de son l’artiste a-t-il proposés au public ?

Or, c’est fort de ces données qu’on peut raisonnablement jauger l’excellence artistique de l’acteur ; car un concert live implique à l'origine une meilleure adéquation vocale entre l'artiste et l'orchestration déployée par ses musiciens sous la houlette d'un ingénieur de son, expert en la matière. Cela est-il le cas des nombreux spectacles live de nos pseudo-stars du moment ? En tout cas, au vu de ce qu’il est donné de voir, très peu peuvent se targuer de réussir ce pari.

Résultat des courses, des artistes qui ont pignon sur rue dans le paysage musical ivoirien baignent dans l’illusion d’être des professionnels, des stars. Mais ils sont incapables de rééditer, dans des salles moins grandes et à des tarifs de 5000 Fcfa, cet exploit à l’international où les autorités politiques et mécènes ne sont pas dans le ‘’Game’’ de la mendicité artistique et de l’amateurisme.

Prix de pacotilles pour légitimer la médiocrité

Comme un malheur ne vient jamais seul, des promoteurs culturels viennent enfoncer le clou de la médiocrité en instaurant des prix nationaux de pacotille, pour récompenser le ‘’mérite’’ de ces soi-disant bons artistes qui n’ont de mérite que parce qu’ils ont obtenu le plus grand nombre de votants ( ?!). En effet, le voting est pour eux le seul critère de mérite.

Invitée sur un plateau télé national, l’une de ces ‘’valeurs’’ de la musique ivoirienne, à qui une plateforme dite crédible de distinction de prix, a décerné le prix de ‘’Meilleur artiste tradi-moderne de l’année’’, est venue révéler au grand jour la supercherie.

« J’ai misé plus d’un million de F Cfa pour avoir ce prix. J’ai acheté des pass Internet et des unités d’appel à tous mes fans pour qu’ils votent massivement », a indiqué sur le plateau de PPLK de la 3, Aziz 47, désigné Meilleur artiste tradi-moderne de l’année 2022 au Primud 2022.

Sans le savoir, cet artiste qui n’existe que par ses apparitions sur les réseaux sociaux et qui n’a jamais donné un concert, ni même fait de petites prestations dans de petites salles, venait ainsi de jeter la pierre dans la mare de la médiocrité artistique. Et ils sont nombreux nos nouvelles stars à s’abonner à ce stratagème, pour ensuite venir brandir fièrement leurs trophées de pacotille de ‘’Meilleur artiste’’ à la face du monde.

La musique ivoirienne est riche de sa diversité de rythmes. La musique tradi-moderne affiche un impressionnant vivier de possibilité musicale. Il en de même pour le reggae made in Côte d’Ivoire, le Zoblazo, le Zouglou, le Yousoumba, la Pop ivoire, le Coupé-décalé et le rap ivoire.

La carrière des devanciers parle encore pour certains, qui devraient servir de modèle à la nouvelle génération, elle aussi caractérisée par son ingéniosité et sa capacité de création. C’est pourquoi il est impératif de sortir de cette grisaille où les bons artistes sont noyés dans le folklore de la médiocrité et n’arrivent pas à exprimer leur art et leur puissance vocale. Et pourtant, ce n’est pas la qualité qui manque.


Vous avez dit ‘’Cul’ture’’ !

Les jeunes garçons portent leur pantalon ceinturé au ras-de-fesse. Les jeunes filles sont dans la logique du sens contraire. Elles sont à demi couvertes jusqu’au ras-de-fesse ! La culture du cul ! Voici le style de la jeunesse ivoirienne dont les modèles artistiques sont malheureusement les promoteurs de cette ‘’Cul’ture’’.

Pantalon qui laisse apparaître leur dessous, tatouages sur le corps et autres percing au nez, à l’oreille, etc., constituent le look des artistes-chanteurs de la nouvelle génération. Chez les chanteuses, les mini-robes et corsets largement décolletées, les pantalons-collants, moulants et les mini-jupes qui épousent outrageusement leurs rondeurs sont de véritables appels au dévergondage !

Tout y passe dans le style de nos artistes ! Pire, tous les clip-vidéos que passent les chaines de télévision, à toute heure et à longueur de journée, font l’apologie de la nudité, avec de grands zooms sur les déhanchements endiablés des danseuses.

Sans que cela n’émeuve parents et autorités, qui ont pourtant un devoir de protection et d’éducation de cette jeunesse sans repère, qui, chaque jour, s’enfonce davantage et dangereusement, dans l’oisiveté, mère de tous les vices. Vraiment dommage !

Méa culpa, tous coupables !

Un single, un spectacle, quelques émissions-télé, radio et articles dans la presse, une soi-disant tournée européenne dans des anniversaires et soirées communautaires. Peu de choses, qui pourtant, suffisent aujourd’hui pour que la presse culturelle affuble ces artistes de l’étiquette de ‘’star’’ de la musique ivoirienne, le ‘’roi’’ de ceci ou de cela, la ‘’diva’’ ou encore ‘’l’icône’’ de la musique ivoirienne.

Des superlatifs superflus utilisés abusivement par un grand nombre de journalistes culturels dans leurs écrits, leurs animations, leurs présentations.

La belle époque du journalisme culturel, où chaque article, compte-rendu de concerts et spectacles, annonce de sortie d’album, était accompagné d’un ‘’encadré critique’’ sur la dimension artistique de l’évènement ou de l’artiste est bien révolue.

Aujourd’hui, abreuvés à la sève de la nouvelle musique ivoirienne, le journaliste culturel n’arrive pas à effectuer le détachement générationnel, pour faire de la recherche, se former à la critique d’art, afin de jouer pleinement son rôle de censeur de la médiocrité et d’éducation à la culture musicale des mélomanes, des téléspectateurs, des auditeurs et des lecteurs.

Certains, préoccupés eux-mêmes par la ‘’starmania’’, managers et chargés de communication pour d’autres, le journaliste culturel a fini par s’identifier à l’artiste. Plus que quiconque, il amplifie le buzz, les clashs, plutôt que de porter le regard critique nécessaire pour cultiver l’excellence musicale.

Le journaliste culturel n’ayant pas connu la belle époque de la musique ivoirienne qualifie l’ancienne génération ‘’d’artistes has been’’ (dépassés). Perdu dans sa vision générationnelle, il ne consomme que ce qu’il connait, ce qui est de son époque, sans plus.

Eh oui, c’est le ‘’Game’’ ! Et les médias employeurs, eux aussi, embarqués à fond dans la course à l’audience, viennent enfoncer le clou. Au nom de l’audience, on joue n’importe quoi et on reçoit n’importe qui ! Pourvu seulement que les ‘’vues’’ montent, montent...

Chapo donc aux journalistes culturels, qui font preuve d’humilité pour apprendre auprès de leurs meilleurs devanciers, se former et œuvrer à la promotion de la bonne musique et des bons artistes.

Promouvoir la bonne graine
La relève peut être assurée malgré tout par certains de la nouvelle génération. En effet, tout n’est pas médiocre dans la musique ivoirienne actuelle. Et en la matière, de très bons artistes et musiciens existent dans la nouvelle génération. Ceux à voix se retrouvent rarement à la télé ou sur les ondes des radios ivoiriennes.

Prenez le temps de faire un tour dans les soirées live organisées dans certains espaces de divertissement et vous verrez l’étendue de leurs qualités vocales, avec des chants justes et des textes sensés.

En musique, c’est le message et l’orchestration qui restent. Si beaucoup d’artistes des générations passées sont encore écoutés, c’est parce que dans leurs chansons, il y a quelque chose qui a accroché ou qui accroche toujours les mélomanes. C’est cette démarche de belles mélodies et de beaux textes, qui doit guider la nouvelle génération.

Producteurs et promoteurs culturels doivent eux aussi jouer leurs partitions dans cette quête de l’excellence. Tous sont dans le coupé-décalé et ses dérivés. Ils préfèrent les petites productions à petits budgets qui ne tiennent pas compte de la qualité. Ça marche et c’est le ‘’Game’’ du moment. Malheureusement.

Aujourd’hui, par exemple, beaucoup de bons artistes à voix se sont orientées vers le chant religieux et les piano-bars. Parce qu’ils ne se retrouvent pas dans la musique urbaine. Noyés dans cet important flot de productions urbaines, on ne peut vraiment pas apprécier leur qualité à leur juste valeur. Si ces belles voix et ses musiciens talentueux s’exprimaient dans tous les genres musicaux, on ne dirait pas qu’il n’y a plus de belles voix dans la musique ivoirienne.

Des anonymes aux plus connus, en passant par les moins connus, cette nouvelle génération de vrais artistes et musiciens talentueux suscite admiration, fierté et espoir. Il suffit tout simplement de les promouvoir.


Le 23/01/23 à 14:19
modifié 23/01/23 à 18:56