Prof. Hortense Aka Dago-Akribi (CNRAO): « Perdre un organe aussi important est fort douloureux et lourd de sens »
Pourquoi ce deuil est-il si douloureux à faire ?
Le deuil est difficile car il touche l’intégrité, l’estime de soi et l’identité. Les seins sont importants en tant qu’attributs érotiques et sexuels. Il s’agit donc d’accepter de perdre cet attrait. La cause même de l’ablation, c’est le cancer qui est aussi particulièrement stigmatisant. Car il renvoie à la mort et pousse souvent la femme à s’isoler. Les émotions des femmes sont affectées négativement. Le deuil est encore plus diffi cile à supporter en raison du regard de l’entourage. Le partenaire sexuel peut avoir aussi un regard très négatif sur l’ablation du sein et sur la femme qui, à ses yeux, n’est plus celle qu’il a connue. L’absence du sein est également la fi guration d’une maladie grave vécue. Mais est-elle vraiment vaincue ? La peur de la récidive est comme une épée de Damoclès qui semble toujours prête à sévir. Disons que le deuil est diffi cile car l’adaptation face au changement est diffi cile. Il prend du temps et entraîne de nombreux remaniements psychiques liés au traumatisme consécutif à la maladie chronique. C’est pourquoi il est nécessaire d’en parler.

Le constat est triste, de nombreuses survivantes ont été abandonnées par le partenaire de vie. Est-ce à cause du poids psychologique de la maladie ?
Cette question est consécutive à la première. Je ne sais pas s’il existe des statistiques montrant le taux des partenaires qui ont abandonné leur femme en raison de la mastectomie. Mais cela est une réalité. Et on l’entend dans les différents entretiens et dans ce que les femmes nous disent de leur vécu lorsqu’ elles ont subi une mastectomie. Pourquoi des hommes abandonnent-ils leurs compagnes ? D’abord, parce qu’ils se retrouvent face à une femme malade. On sait que dans les familles, lorsqu’il y a un membre malade, c’est la femme qui s’occupe de cette personne. Ensuite, pour certains hommes, il y a effectivement la représentation qu’on a de cette femme qui n’est plus femme parce qu’elle a perdu un sein lorsqu’on reste au niveau de l’approche esthétique. Nous rencontrons aussi des hommes qui parlent de la peur de la contamination ou de la contagion du cancer, vraiment à tort car il n’y a aucun lien. Notons également que pour les femmes en âge de procréer, elles ne pourront pas tout de suite le faire car le cancer du sein est hormono-dépendant. Il y a donc des précautions à prendre avant toute nouvelle grossesse. Toutes ces raisons, entre autres peuvent expliquer l’abandon de la femme. Mais l’abandon peut aussi s’expliquer par l’attitude des femmes elles-mêmes parce que justement, elles ne se sentent plus femmes. Elles ont des réactions de rejet très négatives. Elles vont projeter sur leurs partenaires des sentiments qu’elles vivent. Certaines pensent que c’est parce que les hommes ont pitié d’elles qu’ils restent encore avec elles. Cela va entraîner des tensions et des confl its dans le couple. Le cancer peut entraîner le développement d’un état dépressif accompagné d’une grande anxiété. Quand nous faisons la prise en charge, il est important de rencontrer les partenaires de ces femmes. Cela permet de communiquer, d’apporter des connaissances sur la nécessité de la mastectomie et des autres traitements spécifi ques du cancer, de rassurer et surtout d’ouvrir par une écoute active qui permet réellement d’aller de l’avant.
Peut-on parler de choc ou dégoût face à une poitrine mutilée ?
Oui, on peut parfois parler de choc ou de dégoût face à une poitrine mutilée car tous les ressentis, toutes les émotions peuvent s’exprimer dans leur diversité. Les femmes qui ont subi une ablation du sein n’osent même pas se regarder dans le miroir parce qu’elles ont peur de leur image. Elles rejettent cette nouvelle image, cette nouvelle identité. Elles ont peur de ce qu’elles découvrent dans le miroir et qui ne correspond en rien à l’image corporelle qu’elles ont toujours connue. Parler de rejet et de dégoût, cela est aussi lié à la maladie cancéreuse qui est une pathologie avec des douleurs importantes, avec parfois des odeurs émanant de l’organe malade. Sans oublier les effets secondaires des traitements qui peuvent susciter rejet et dégoût, parce qu’on ne comprend pas et qu’on est loin de la réalité que vit la personne malade. L’autre versant émotionnel montre que ce n’est pas toujours le cas. En effet, cette poitrine mutilée est aussi le symbole de femmes résistantes, combattantes, en vie tout simplement ou parfois des survivantes avec des itinéraires de soins qui forcent l’admiration. Ces femmes expriment souvent le désir de s’impliquer dans la prévention, de faire des témoignages à visage découvert.
Comment apprennent-elles à vivre avec ce nouveau corps et à l’aimer ?
Apprendre à vivre avec ce nouveau corps et à l’aimer, cela peut se faire presque naturellement chez des femmes qui ont réussi à garder une forte estime d’elles-mêmes, qui sont entourées des proches et connaissances, qui ont réussi à garder un équilibre social et psychologique. Mais cela n’est pas toujours évident en raison de la connotation morbide et très négative du cancer et de l’organe touché qu’est le sein. C’est pourquoi pour aider et soutenir les femmes touchées, la prise en charge holistique prend en compte les soins d’accompagnement tels qu’ils sont promus au CNRAO (Centre national d’oncologie médicale et de Radiothérapie Alassane Ouattara). Ce sont des soins de support qui ne sont pas optionnels puisqu’ils permettent à la personne touchée par le cancer de bénéficier d’expertise pour répondre à des besoins spécifiques psychologiques, de socio-esthétiques, d’assistance sociale, de kinésithérapie, de nutrition, de sport. La relation d’aide et d’écoute active et de psychothérapie ouvre un lieu de parole et d’écoute. Un espace où elles peuvent écouter d’autres personnes à travers les groupes de parole mais aussi où elles peuvent avoir des soutiens particuliers en ce qui concerne leur identité de femme et leur devenir de femme avec ce nouveau corps, cette nouvelle silhouette. Il s’agit d’abord de les aider à comprendre pourquoi, la cause pour laquelle elles sont arrivées à cette étape nécessaire qui est la mastectomie. Cela se fait à travers des entretiens pour bien faire comprendre la nécessité médicale. On insiste aussi sur le fait que ce n’est pas parce qu’on a un sein en moins qu’on n’est plus femme. Mais pour cela, il faut pouvoir les écouter pour comprendre les oppositions qu’elles peuvent vivre. Parfois, celles-ci ne n’ émanent même pas d’elles, mais de leur entourage. Certaines vous confi ent que leurs sœurs refusent qu’elles le fassent. D’autres soutiennent que leur mari s’y oppose. Et que si elles étaient seules, cela ne leur poserait pas de problème. Il y a toute une évolution compréhensive qui permet de passer à l’action. C’est-à-dire à la mastectomie qui va donner la vie. C’est un cheminement. Cela devient un choix éclairé, un consentement personnalisé. Je vous parlais de cette crainte de la mort sociale qui est plus forte que la mort physique. « Si je ne suis plus femme, je n’existe plus. Je préfère être une femme aux yeux de tous plutôt que d’être une femme diminuée qui sera rejetée, stigmatisée », lâchent-elles. Ces éléments renforcent l’angoisse et l’anxiété. Elles ont besoin d’exprimer ces oppositions et ces regards négatifs pour pouvoir entendre aussi ce qui peut être dit du point de vue scientifique et de la vie sociale. C’est dans ce cadre que nous avons des groupes de parole qui leur permettent de se retrouver avec d’autres femmes qui sont à des moments différents de la prise en charge du cancer du sein ou de voir et d’entendre d’autres femmes qui ont dépassé certaines étapes. Le vécu exprimé de ces femmes permet par l’identification de comprendre que l’issue positive est possible.
Quand on se retrouve dans les groupes de parole, elles se rendent compte que des éventualités sont possibles, par exemple, la reconstruction mammaire qui peut être envisagée.
Mais en dehors de cela, il y a d’autres activités qui sont proposées pour permettre à ces femmes de se réapproprier leur corps à travers le sport, la kinésithérapie. Cela leur permet de retrouver l’autonomie. La socio-esthétique les aide à réaliser qu’elles sont belles et qu’il n’y a pas que le sein qui montre leur féminité. Il est très important dans ces échanges de parler de sexualité qui ne doit pas être bannie parce qu’on a un sein en moins.
Quelles sont les grandes étapes de la reconstruction ?
Ce sont des soins de support fortement recommandés. Quand on soigne le corps, on oublie d’écouter la personne parce que du point de vue médical, ce qui est recherché, c’est la guérison ou tout au moins, le fait de savoir vivre avec une maladie chronique gérable dans le temps. On est alors très focus sur les examens, et les traitements spécifiques. Le vécu à travers les sentiments, les émotions, les relations sont tout aussi importants pour l’acceptation des effets secondaires des traitements (chute de cheveux, problèmes dermatologiques -peau et ongles, etc.). On oublie même que la sexualité est importante.
Les femmes se disent qu’elles n’ont pas le droit de penser à leur féminité parce qu’elles vivent une maladie très grave. Elles s’oublient pour lutter contre la maladie. Or cette attitude gêne aussi la lutte contre la pathologie.
Tous les spécialistes de l’unité des soins d’accompagnement interviennent dès l’annonce du diagnostic pour prévenir et aider la femme dans la dimension de l’acceptation de ce qu’elle vit.
La socio-esthétique, par exemple, permet de redonner une vision très positive des patientes. L’approche esthétique les aide à se reconstruire en tant que femmes et à retrouver une identité nouvelle malgré le cancer. Une galerie photos dénommée « Espoir et Vie » leur donne, à travers des portraits de femmes ayant réussi à se reconstruire, une vision très positive qu’elles se réapproprient. Les socio- esthéticiennes apprennent à ces femmes à prendre soin d’elles par des massages et l’usage de produits de maquillage adaptés à « la Maison Rose »
Le sport met en avant leur corps, mais bien plus, leur capacité à lutter contre les effets secondaires des traitements et à prévenir les troubles.
Le kinésithérapeute vient aider à la reprise des mouvements et des suites opératoires. L’assistante sociale accompagne en vue d’un bien-être. La nutritionniste rend possible une alimentation adaptée aux besoins des malades.
Toutes ses interventions ont pour but d’accroître l’estime de soi, de s’adapter aux exigences des soins, de prévenir les complications possibles et la récidive.
La psychologie clinique est faite d’écoute. Écoute du malade mais aussi des personnes affectées (frères, sœurs, enfants, conjoint). C’est ainsi qu’on arrive, par exemple, à dynamiser les couples. On permet à ces personnes de dire des choses qu’elles ne diraient nulle part ailleurs. Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a cette notion de secret autour de la pathologie, de nommer cette pathologie. Il est important que les personnes qui peuvent aider la malade soient bien informées.
Quel rôle peut jouer le partenaire de vie dans ce cheminement ?
Les partenaires de vie ont besoin de comprendre les choses, d’appendre et de savoir comment accompagner et être présents.
Leur rôle est éminemment important car le fait pour les femmes de se sentir comprises et soutenues affermit encore un couple.
De nombreux partenaires, époux, concubins ne sont pas informés. Ils ne savent pas ce qu’est le cancer du sein. Beaucoup d’hommes ne savent pas que le cancer n’enlève rien à l’essence identitaire de la femme. Plusieurs pensent que les femmes se représentent à travers les seins, que le cancer est une fin de vie, que le cancer est contagieux, que la femme ne guérira jamais et qu’elle ne pourra plus faire d’enfants. Ils ont besoin d’être informés, d’exprimer leur angoisse et difficultés face à la personne malade.
Il y a des hommes qui veulent comprendre, soutenir leurs femmes dans cette épreuve. Ils les accompagnent pour les consultations et sont très attentionnés. Nous avons des témoignages très beaux et très forts. Certains viennent avec leurs sœurs, leur mère ou leur compagne et veulent en savoir plus. De nombreux hommes encouragent les femmes de leur entourage à venir se faire dépister. La vie est la plus forte en raison de l’amour.
Interview réalisée par
SETHOU BANHORO