Tabagisme : Gros fumeurs, ces prisonniers de la nicotine
« A chaque fois que je vois une affiche anti-tabac, mon cœur frémit car ça me rappelle que je suis en train de me tuer. Souvent, c’est à la télévision, pendant que je suis avec ma femme et mes enfants à la maison. Quand la sensibilisation passe, c’est le malaise total, car tout le monde à la maison a fini par savoir que je fume. Je me sens ridicule et j’éprouve en même temps une peur de voir mes enfants faire comme moi », témoigne Aziz Souaré. Et d’ajouter : « je ressens aussi une grande inquiétude à chaque fois que j’apprends qu’un de mes proches, fumeur, a des ennuis de santé ».
Aziz dit avoir vécu un épisode qui l’étonne jusqu’à présent. « Je devais être hospitalisé un jour parce que j’avais des soucis aux poumons, à cause de la cigarette. Mais j’ai supplié et convaincu le médecin de le faire à la maison, en payant un peu plus cher. Tout ça, parce qu’à l’hôpital, je n’allais pas pouvoir fumer. Est-ce que vous réalisez ? J’ai préféré rester à la maison juste pour pouvoir fumer alors que j’étais malade, à cause justement, de la cigarette. Cette histoire m’a fait réaliser à quel point je suis dépendant et l’urgence pour moi d’en sortir au risque de perdre la vie et hypothéquer l’avenir de mes enfants », raconte-t-il.
Le psychologue Jean-Sébastien Kouadio de la Croix Bleue, définit la dépendance tabagique comme une aliénation. «Quand une personne dépend du tabac, elle n’a plus de vie. Cela crée une distance entre elle et son entourage», explique-t-il.
FAUSTIN EHOUMAN
Comment on en arrive à la dépendance et la voie pour en sortir
Dr Nestor Koffi, chargé de l’information, l’éducation et la communication au Programme national de lutte contre le tabagisme et les autres addictions (Pnlta).
La plupart des consommateurs des produits du tabac souhaitent arrêter, mais cela s’avère difficile à cause de la nicotine. C’est cet élément constitutif de la plante de tabac qui est responsable de la dépendance tabagique, comme l’explique Dr Nestor Koffi, chargé de l’information, de l’éducation et de la communication au Programme national de lutte contre le tabagisme et les autres addictions (Pnlta).En effet, selon l’expert, dans les secondes qui suivent l’inhalation de la fumée de cigarette, la nicotine provoque la libération de la dopamine dans le cerveau, ce qui procure une sensation de bien-être que le fumeur a constamment envie de ressentir. « L’objet de la dépendance, à savoir la nicotine, prend le contrôle de la vie du fumeur. Ayant connaissance de cela, les industriels du tabac mettent suffisamment de substances dans leurs produits afin de potentialiser l’action de la nicotine. Il ne faut pas oublier aussi que l’addiction est une maladie à rechute », prévient Dr Nestor Koffi.
Dans une cigarette, la nicotine est donc le chef de file des alcaloïdes, ces molécules responsables de la dépendance tabagique. La cigarette contient aussi des goudrons, responsables des cancers ; des irritants qui attaquent les poumons et la gorge ; et les radicaux libres dont le principal est le monoxyde de carbone. Ce sont des gaz très toxiques qui limitent les capacités sportives du fumeur.
En ce qui concerne la chicha, la pipe à eau, les effets sont encore plus nocifs pour la santé. « Fumer une chicha revient à fumer 25 fois plus de goudron, 10 fois plus de monoxyde de carbone et 2,5 fois plus de nicotine que fumer une cigarette. C’est pourquoi nous insistons auprès des jeunes pour qu’ils n’y touchent pas », conseille Dr Nestor Koffi.
La seule vraie solution : la volonté
Pour ce spécialiste de santé publique, la seule vraie astuce qui peut permettre à un fumeur de sortir de sa dépendance, c’est la volonté. « C’est l’élément fondamental. Des gens vous parleront de médicaments et de bien d’autres astuces, mais sans une décision radicale, il sera difficile d’arrêter », dit-il. A l’en croire, en matière d’addiction, il y a trois éléments à prendre en considération : l’individu lui-même (son caractère, sa personnalité, son vécu) ; l’environnement dans lequel il vit et le produit. Selon le spécialiste de santé publique, c’est le concours d’au moins deux de ces facteurs qui conduit un individu à l’addiction.
« Ce qui signifie aussi que pour en sortir, il faut travailler sur les facteurs concernés. C’est la raison pour laquelle il est très difficile d’arrêter de fumer parce que ça demande trop de choses. Autant ne jamais commencer. Car, même si la prise en charge se renforce en Côte d’Ivoire, elle n’est pas à la portée de tous et c’est valable pour les autres types d’addiction comme les drogues illicites», explique le Dr Nestor Koffi.
Mettre fin à la vente au détail de la cigarette
Si la prévalence du tabagisme est encore forte en Côte d’Ivoire malgré les mesures prises par le gouvernement pour endiguer le fléau, les Ong qui mènent la lutte antitabac expliquent cela par la « molle application » de ces mesures. Lacina Tall, président du Réseau des Ong actives pour le contrôle du tabac en Côte d’Ivoire (Rocta-ci), dit ne pas comprendre, par exemple, pourquoi la cigarette continue d’être vendue au détail.
« La loi a interdit cela pourtant. Alors qu’est-ce qui explique que ça continue ? On voit sur internet des produits du tabac, et même devant certaines boutiques dans nos quartiers des brandings faisant la publicité de certaines marques de cigarette. Dans les espaces publics et les transports en commun, les gens continuent de fumer sans gêne, alors que tout ça est interdit dans nos dispositions juridiques et règlementaires. Il faut que les autorités compétentes y mettent fin. La loi le leur permet », interpelle-t-il. Et d’arguer :« la Convention-cadre de l’Oms pour la lutte antitabac que la Côte d’Ivoire a ratifiée dit que c’est la mise en œuvre de toutes les politiques qui permet d’agir sur la prévalence. Il est temps de faire appliquer tous ces textes ».
Lacina Tall déplore aussi le fait que la question de la taxation ne soit pas encore une réalité. « La loi antitabac préconise de mettre en place une politique contraignante en matière fiscale, mais on n’a pas encore atteint le minimum préconisé par la Cedeao qui est 50% ; nous sommes encore à 47%. », déplore-t-il. Les autorités étatiques sont certes indexées, mais pour Lacina Tall, la lutte antitabac doit être l’affaire de tous si on veut atteindre l’objectif de zéro fumeur en Côte d’Ivoire.
Renforcer les centres de sevrage et le suivi psychologique
Une bonne prise en charge des personnes addictes au tabac, de l’avis des spécialistes, doit être multiforme, c’est-à-dire médicale, médicamenteuse, psychologique et communautaire. La prise en charge médicale et médicamenteuse est assurée par l’unité de sevrage tabagique logée Chu de Cocody. C’est le seul centre de sevrage en Côte d’Ivoire où on dénombre pourtant plus de quatre millions de fumeurs. « C’est insuffisant. Il faut plus de structures pour permettre d’absorber le nombre pléthorique d’accros qui ont besoin d’être traités », suggère Lacina Tall, président du Rocta-ci.
La prise en charge psychologique, quant à elle, se fait par des psychologues, le plus souvent engagés par des Ong. Mais, peu de gros fumeurs ont recours à leurs services. La raison est que la plupart d’entre eux ne savent pas qu’ils peuvent se faire assister psychologiquement.
FAUSTIN EHOUMAN