Tabagisme : Gros fumeurs, ces prisonniers de la nicotine

Screenshot_20240607-122135
Screenshot_20240607-122135
Screenshot_20240607-122135

Tabagisme : Gros fumeurs, ces prisonniers de la nicotine

Le 07/06/24 à 12:48
modifié 07/06/24 à 18:50
La cigarette les tue à petit feu. Elle leur impose une vie pleine de contraintes. Ils essaient, mais n'arrivent pas à se défaire de ce mal. Ces témoignages de fumeurs invétérés devraient interpeler ceux qui sont tentés d'apprendre à fumer. Notre dossier.

L’usage des produits du tabac a de nombreuses conséquences. Il affecte la santé, appauvrit, pollue l’environnement, etc. Si ces dangers sont bien connus et le plus souvent mis en avant dans les campagnes de sensibilisation, il y a un autre dont on parle un peu moins, mais qui est tout aussi destructeur pour le fumeur : l’impact sur les relations interpersonnelles.

Les plus touchés sont les gros fumeurs. L’enthousiasme qu’ils montrent en fumant cache parfois une angoisse permanente que nombre d’entre eux vivent au sein de leurs couples, leurs familles, leurs cercles d’amis ou leurs milieux de travail. Leur vie est en réalité un calvaire à cause de leur addiction au tabac qui les empoisonne et les emprisonne.

On est considéré comme gros fumeur lorsqu’on fume au moins 25 cigarettes par jour. Avec son paquet et demi quotidiennement, Issiaka Koffi dit Chacoul fait partie de cette catégorie de fumeurs, le paquet de cigarettes contenant 20 tiges. Fumant depuis 25 ans, les risques pour sa santé ne l’effraient plus. Il dit avoir connu tous les bobos de santé liés à la consommation du tabac et en être habitué. Par contre, ce qui le tourmente et fait qu’il cherche ardemment à sortir de sa dépendance, c’est la crainte de perdre son nouveau boulot.

En effet, Chacoul est un chauffeur. Il conduit une femme d’affaires. Il a galéré avant de trouver ce job à cause, justement, de son addiction à la cigarette qui l’a disqualifié plusieurs fois à des offres d’emplois. Et voilà que moins d’un mois après l’avoir obtenu, son nouveau boulot est menacé.

« Cela fait à peine trois semaines que j’ai commencé le travail, mais déjà ma patronne a commencé à se plaindre de moi. Elle me dit que je sens la cigarette et que cela l’indispose, alors que je fais tout mon possible pour cacher l’odeur en me parfumant tout le temps. Mais apparemment, cela ne règle pas le problème. Il faut que j’arrête, sinon je vais perdre ce travail encore », dit-il, angoissé.

Les longs voyages : une situation intenable

Entre deux courses avec sa patronne, Chacoul doit fumer au moins une clope. Et à force de fumer, l’odeur désagréable du tabac a fini par devenir sienne. « A chaque fois que je la dépose quelque part, je profite pour fumer rapidement pendant que je l’attends à la voiture. Et quand je finis, je me parfume. J’essaie même des solutions pour la bouche, parce que je suis conscient que l’odeur est gênante », reconnaît-il.

Quand nous le rencontrons à sa pause déjeuner, le 9 août, dans un restaurant à ciel ouvert à Koumassi, il a une cigarette allumée à la bouche. Il est avec des amis, tous aussi gros fumeurs. Paquets de cigarettes de toutes marques, cendriers, briquets et chicha sur la table. Ça fume sans vergogne. Ici, personne ne s’embarrasse de la mesure d’interdiction de fumer dans les lieux publics. En dépit de l’avertissement qu’il a reçu de sa patronne le matin, Chacoul ne peut pas s’empêcher d’allumer une tige après le repas.

« Dès que je mange quelque chose, je dois fumer. Ce qui fait que je préfère ne rien manger toute la journée quand on a beaucoup de courses à faire. Il y a quelques jours, j’ai failli craquer à cause des embouteillages. On a fait près de quatre heures sans arrêt dans la circulation. Et donc, je n’ai pas fumé pendant tout ce temps. Imagine comment je me sentais. Je ne supporte pas les longs voyages, surtout en avion. C’est un calvaire puisque tu dois t’abstenir durant tout le vol. », dit-il.

Pour le fun...

Bientôt la quarantaine, Chacoul fume depuis un quart de siècle. Il a commencé quand il était encore sur les bancs. Il se retrouvait régulièrement avec des camarades de classe à la récréation pour griller des tiges, des « kra » comme on appelle la cigarette qu’on partage à plusieurs. « C’était juste pour frimer. Les grands frères du quartier qui nous surprenaient nous faisaient des remontrances en nous avertissant des dangers. Ils nous disaient que nous allions nous détruire. Mais nous ne pouvions pas comprendre. La cigarette apparaissait si inoffensive. L’addiction ? La nicotine ? Nous entendions parler, mais nous nous disions qu’il est impossible que la cigarette que nous maîtrisons puisse nous maîtriser un jour », raconte-t-il. Et il poursuit : « je fumais quand je voulais et je ne ressentais aucun effet sur ma santé. Je me disais que quand j’allais commencer à sentir les effets, j’allais arrêter. Oui, j’étais persuadé que je pouvais arrêter à tout moment ».

...ensuite la dépendance

Après s’être remémoré son premier contact avec le tabac, Chacoul pense à ces années où il était encore capable d’arrêter. « Quand j’imagine que j’arrivais à faire des jours sans fumer. J’aurais dû en profiter », regrette-t-il. Et d’ajouter : « j’ai essayé toutes les méthodes pour arrêter, y compris les médicaments des tradipraticiens, mais ça ne marche pas. Un médecin m’a dit que c’est seulement ma volonté qui pourra me permettre d’arrêter. Cette volonté, je crois que je ne l’ai pas encore ».

Il se sent emprisonné. A quel moment est-il devenu accro ? Cet instant T, il le cherche vaguement dans sa mémoire. Ce qui est sûr, un jour, il est passé au stade de la dépendance. « Depuis ce jour, ce n’est plus moi qui décide de fumer, c’est la cigarette qui m’ordonne de la prendre et de l’allumer. Même quand je veux résister, ma révolte ne dure pas. Je suis devenu incapable de résister à ses injonctions. Il est arrivé des jours où j’ai fumé jusqu’à trois paquets », se désole-t-il. Puis, après une dernière taffe, il jette violemment au sol la cigarette qu’il venait d’allumer, comme pour crier son ras-le-bol. « Bon ça suffit pour aujourd’hui », dit-il en fixant le mégot qu’il écrase énergiquement. Après quelques minutes de silence pendant lesquelles Chacoul regarde tristement les extrémités noircies de ses doigts, il revient dans la causerie et fait des révélations.

« De la cigarette, beaucoup de choses sont dites, notamment ses effets néfastes sur la santé. Mais de tout ce qu’on peut raconter à propos des dangers, un bon fumeur ne te parlera pas de sa santé. Il parlera plutôt de son inconfort à être dans les milieux hostiles à la cigarette, mais aussi de son incapacité à arrêter. Et c’est ce que je vis », indique-t-il.

Difficile de trouver l’amour

La dépendance tabagique a des conséquences multiples, pouvant même avoir un impact négatif sur la vie amoureuse. Si certains fumeurs ont pu arrêter la cigarette par amour pour une femme, d’autres préfèrent renoncer à leurs sentiments de peur de devoir abandonner le tabac. C’est ce que vit Olivier N., l’ami de Chacoul. Gros fumeur lui aussi, Olivier, la quarantaine révolue, est encore célibataire. Peinant à se construire une vie amoureuse, il dit être passé à plusieurs reprises à côté de l’amour de sa vie. Choisir sa compagne est une tâche cornélienne pour lui ; celles qui ne supportent pas la cigarette sont écartées d’office.

« Mes relations amoureuses ne durent pas longtemps. Quand une fille ne supporte pas la cigarette, je n’arrive pas non plus à la supporter. Quand je fume, elles se plaignent. Et quand je ne fume pas, je ne suis pas à l’aise. On a quoi à se mettre tous les deux en prison ? », interroge-t-il.

La seule fille du groupe, qui a requis l’anonymat, elle, est plutôt accro à la chicha, la pipe à eau. Elle préfère consommer ce produit bien plus toxique et addictif que la cigarette, pour éviter d’être jugée par son entourage. Il faut dire que les femmes qui fument la cigarette sont encore l’objet de préjugés dans la société ivoirienne. « Quand tu fumes la cigarette, on pense même que tu es une personne légère. Quand je vivais encore en famille, mes parents m’avaient même mis à la porte à cause de la cigarette. Alors pour éviter tous les problèmes, j’ai laissé la cigarette pour la chicha désormais. Ça attire moins de préjugés. Je sais que c’est dangereux, mais je vais faire comment ? Je ne peux pas arrêter », dit-elle. Son addiction à ce produit joue sur sa vie amoureuse, elle aussi. « Le seul mec avec qui j’ai duré fumait aussi. Après notre rupture jusqu’à aujourd’hui, je tombe sur des non-fumeurs et nos relations ne durent pas », explique-t-elle.

La peur de mourir

Déception amoureuse, nouvelle tentative, résultat similaire. Sans s’en rendre compte, la plupart des gros fumeurs feront leur vie avec la première venue qui supporte la cigarette. Ou bien les amours qui ont fini par accepter la cigarette comme rivale. Mais, il n’y a pas que leur vie amoureuse qui en souffre, il y a aussi leur conscience qui est constamment interrogée. Car le tabac, c’est tout ce qu’il y a de plus nocif pour la santé. Le fumeur essaie toujours de ne pas y penser. Mais à longueur de journée, on le lui rappelle à travers les campagnes publicitaires de lutte contre le tabagisme. Et c’est parfois stressant.

La fumée qui s’échappe du bout de la cigarette est 10 fois plus toxique que celle que le fumeur inhale (DR)

« A chaque fois que je vois une affiche anti-tabac, mon cœur frémit car ça me rappelle que je suis en train de me tuer. Souvent, c’est à la télévision, pendant que je suis avec ma femme et mes enfants à la maison. Quand la sensibilisation passe, c’est le malaise total, car tout le monde à la maison a fini par savoir que je fume. Je me sens ridicule et j’éprouve en même temps une peur de voir mes enfants faire comme moi », témoigne Aziz Souaré. Et d’ajouter : « je ressens aussi une grande inquiétude à chaque fois que j’apprends qu’un de mes proches, fumeur, a des ennuis de santé ».

Aziz dit avoir vécu un épisode qui l’étonne jusqu’à présent. « Je devais être hospitalisé un jour parce que j’avais des soucis aux poumons, à cause de la cigarette. Mais j’ai supplié et convaincu le médecin de le faire à la maison, en payant un peu plus cher. Tout ça, parce qu’à l’hôpital, je n’allais pas pouvoir fumer. Est-ce que vous réalisez ? J’ai préféré rester à la maison juste pour pouvoir fumer alors que j’étais malade, à cause justement, de la cigarette. Cette histoire m’a fait réaliser à quel point je suis dépendant et l’urgence pour moi d’en sortir au risque de perdre la vie et hypothéquer l’avenir de mes enfants », raconte-t-il.

Le psychologue Jean-Sébastien Kouadio de la Croix Bleue, définit la dépendance tabagique comme une aliénation. «Quand une personne dépend du tabac, elle n’a plus de vie. Cela crée une distance entre elle et son entourage», explique-t-il.

FAUSTIN EHOUMAN


Comment on en arrive à la dépendance et la voie pour en sortir

Dr Nestor Koffi, chargé de l’information, l’éducation et la communication au Programme national de lutte contre le tabagisme et les autres addictions (Pnlta).

La plupart des consommateurs des produits du tabac souhaitent arrêter, mais cela s’avère difficile à cause de la nicotine. C’est cet élément constitutif de la plante de tabac qui est responsable de la dépendance tabagique, comme l’explique Dr Nestor Koffi, chargé de l’information, de l’éducation et de la communication au Programme national de lutte contre le tabagisme et les autres addictions (Pnlta).

En effet, selon l’expert, dans les secondes qui suivent l’inhalation de la fumée de cigarette, la nicotine provoque la libération de la dopamine dans le cerveau, ce qui procure une sensation de bien-être que le fumeur a constamment envie de ressentir. « L’objet de la dépendance, à savoir la nicotine, prend le contrôle de la vie du fumeur. Ayant connaissance de cela, les industriels du tabac mettent suffisamment de substances dans leurs produits afin de potentialiser l’action de la nicotine. Il ne faut pas oublier aussi que l’addiction est une maladie à rechute », prévient Dr Nestor Koffi.

Les éléments constitutifs de la cigarette ont tous des effets nocifs pour la santé du fumeur (DR)

Dans une cigarette, la nicotine est donc le chef de file des alcaloïdes, ces molécules responsables de la dépendance tabagique. La cigarette contient aussi des goudrons, responsables des cancers ; des irritants qui attaquent les poumons et la gorge ; et les radicaux libres dont le principal est le monoxyde de carbone. Ce sont des gaz très toxiques qui limitent les capacités sportives du fumeur.

En ce qui concerne la chicha, la pipe à eau, les effets sont encore plus nocifs pour la santé. « Fumer une chicha revient à fumer 25 fois plus de goudron, 10 fois plus de monoxyde de carbone et 2,5 fois plus de nicotine que fumer une cigarette. C’est pourquoi nous insistons auprès des jeunes pour qu’ils n’y touchent pas », conseille Dr Nestor Koffi.

La seule vraie solution : la volonté

Pour ce spécialiste de santé publique, la seule vraie astuce qui peut permettre à un fumeur de sortir de sa dépendance, c’est la volonté. « C’est l’élément fondamental. Des gens vous parleront de médicaments et de bien d’autres astuces, mais sans une décision radicale, il sera difficile d’arrêter », dit-il. A l’en croire, en matière d’addiction, il y a trois éléments à prendre en considération : l’individu lui-même (son caractère, sa personnalité, son vécu) ; l’environnement dans lequel il vit et le produit. Selon le spécialiste de santé publique, c’est le concours d’au moins deux de ces facteurs qui conduit un individu à l’addiction.

« Ce qui signifie aussi que pour en sortir, il faut travailler sur les facteurs concernés. C’est la raison pour laquelle il est très difficile d’arrêter de fumer parce que ça demande trop de choses. Autant ne jamais commencer. Car, même si la prise en charge se renforce en Côte d’Ivoire, elle n’est pas à la portée de tous et c’est valable pour les autres types d’addiction comme les drogues illicites», explique le Dr Nestor Koffi.


Mettre fin à la vente au détail de la cigarette

Malgré l’interdiction, la cigarette se vend encore au détail en Côte d’Ivoire (DR)

Si la prévalence du tabagisme est encore forte en Côte d’Ivoire malgré les mesures prises par le gouvernement pour endiguer le fléau, les Ong qui mènent la lutte antitabac expliquent cela par la « molle application » de ces mesures. Lacina Tall, président du Réseau des Ong actives pour le contrôle du tabac en Côte d’Ivoire (Rocta-ci), dit ne pas comprendre, par exemple, pourquoi la cigarette continue d’être vendue au détail.

« La loi a interdit cela pourtant. Alors qu’est-ce qui explique que ça continue ? On voit sur internet des produits du tabac, et même devant certaines boutiques dans nos quartiers des brandings faisant la publicité de certaines marques de cigarette. Dans les espaces publics et les transports en commun, les gens continuent de fumer sans gêne, alors que tout ça est interdit dans nos dispositions juridiques et règlementaires. Il faut que les autorités compétentes y mettent fin. La loi le leur permet », interpelle-t-il. Et d’arguer :« la Convention-cadre de l’Oms pour la lutte antitabac que la Côte d’Ivoire a ratifiée dit que c’est la mise en œuvre de toutes les politiques qui permet d’agir sur la prévalence. Il est temps de faire appliquer tous ces textes ».

Lacina Tall, président du Réseau des Ong actives pour le contrôle du tabac en Côte d’Ivoire (Rocta-ci).

Lacina Tall déplore aussi le fait que la question de la taxation ne soit pas encore une réalité. « La loi antitabac préconise de mettre en place une politique contraignante en matière fiscale, mais on n’a pas encore atteint le minimum préconisé par la Cedeao qui est 50% ; nous sommes encore à 47%. », déplore-t-il. Les autorités étatiques sont certes indexées, mais pour Lacina Tall, la lutte antitabac doit être l’affaire de tous si on veut atteindre l’objectif de zéro fumeur en Côte d’Ivoire.

Renforcer les centres de sevrage et le suivi psychologique

Une bonne prise en charge des personnes addictes au tabac, de l’avis des spécialistes, doit être multiforme, c’est-à-dire médicale, médicamenteuse, psychologique et communautaire. La prise en charge médicale et médicamenteuse est assurée par l’unité de sevrage tabagique logée Chu de Cocody. C’est le seul centre de sevrage en Côte d’Ivoire où on dénombre pourtant plus de quatre millions de fumeurs. « C’est insuffisant. Il faut plus de structures pour permettre d’absorber le nombre pléthorique d’accros qui ont besoin d’être traités », suggère Lacina Tall, président du Rocta-ci.

La Côte d’Ivoire compte un seul centre de sevrage tabagique, logé au Chu de Cocody (DR)

La prise en charge psychologique, quant à elle, se fait par des psychologues, le plus souvent engagés par des Ong. Mais, peu de gros fumeurs ont recours à leurs services. La raison est que la plupart d’entre eux ne savent pas qu’ils peuvent se faire assister psychologiquement.

FAUSTIN EHOUMAN

Le 07/06/24 à 12:48
modifié 07/06/24 à 18:50