Jacques Bizollon de Zuénoula (JBZ): "Mon vœu le plus cher, c'est voir de mon vivant, la construction du musée JBZ"
Dans quelles circonstances avez-vous découvert Abidjan ?
C’est en 1952, après les classes du primaire. Afin de nous permettre de poursuivre nos études, mon père a vendu l’exploitation de Zuénoula pour créer, à Abidjan, une société de vente de bâches, rideaux, stores, fauteuils et bien d’autres articles. J’ai été inscrit au collègue d’orientation du Plateau. Je faisais partie de la première promotion du lycée classique. En 1958, je suis allé au lycée technique pour présenter le Baccalauréat option comptabilité. Après le Bac, j’ai été appelé pour faire mon service militaire français à Bouaké. J’étais avec le général Palenfo. Six mois après, je suis revenu à Abidjan où j’ai été comptable pour l’armée. J’ai également travaillé dans un cabinet comptable et Safric, une grande société de vente de tissus et de vêtements, jusqu’à sa fermeture dans les années 1970.
À quel moment est née votre passion pour la musique ?

Avant la fermeture de la société Safric, les week-ends, j'étais un animateur musical (Disc-jockey). Avec un ami européen, qui faisait de la radio au port de pêche, on arpentait les quartiers d’Abidjan dans ma camionnette. Nous animions les soirées avec une sono et nos disques vinyles. J’avais toujours gardé de bonnes relations avec Vanié Bi Tra. Un soir, pendant qu’on passait du bon temps, je lui ai proposé de s’associer pour acheter une maison de vente de disques. C'est ainsi qu'en 1975, nous avons racheté le Disco Club, une maison de disques située à la galerie marchande. Tous les 3 ou 4 mois, j’allais au Japon, à Paris, à New-York et à Londres pour acheter des exclusivités. C’était la belle époque des vinyles et le public ne désemplissait pas le magasin.
Qu’est-ce qui vous a marqué durant ces années avec le Disco Club ?
Je dirai beaucoup de belles rencontres qui ont abouti à de solides amitiés. À ce sujet, je vais vous raconter une anecdote. J’avais un grand ami, feu le général Oumar N’Daw. Contrairement aux autres clients à qui on faisait écouter les vinyles avant tout achat, il venait, tous les samedis, en acheter, sans les avoir écoutés. Ce monsieur était un grand connaisseur de musique, surtout la musique américaine. On se retrouvait souvent chez lui. Il avait une pièce spéciale, une grande salle avec, sur les trois murs, une multitude de vinyles rangés sur des étagères. Il avait une collection vraiment impressionnante. On trouvait un peu de tout. De la musique africaine à la musique américaine, en passant par la musique européenne. La salle comportait un petit bar et des canapés de détente, mais aucune télévision. On y écoutait uniquement de la vraie musique, en échangeant sur l’actualité culturelle du monde. C’était vraiment magique !
Comment êtes-vous arrivé à la création d’un studio d’enregistrement ?
Je tiens à préciser que je fais partie des premiers étudiants de l’école de musique de l’Institut national des art (Ina), devenu aujourd'hui Institut national supérieur des arts et de l’action culturelle (Insaac). Vous comprendrez donc que j’avais des prédispositions musicales. Je recevais, au magasin, plusieurs artistes et musiciens qui venaient acheter des disques. Avec eux, j’échangeais sur les difficultés qu’ils rencontraient pour enregistrer un album. Ils devaient aller en Europe, à Cotonou ou à Dakar. C’est pour combler ce vide qu'a germé l’idée de créer un studio d’enregistrement à Abidjan. Petit à petit, je m'y suis attelé et, en 1981, j'ai monté le Studio JBZ. Il était logé à la Cité rouge de Cocody, dans le garage d'une villa qui appartenait à Emmanuel Dioulo, maire du Plateau, à cette époque.

Comment s'appelle le premier artiste qui a enregistré au Studio JBZ ?
Il s'agit d'Alpha Blondy, légende du reggae ivoirien. Il y a enregistré son premier album "Jah Glory" sorti en 1982. C’est Georges Taï Benson qui me l’a présenté. Son ascension a fait décoller mon studio et on a produit et enregistré des artistes mandingues, camerounais, gabonais et sénégalais. On en recevait de tous les horizons. En 1983, j’ai monté le grand Studio JBZ à la Cité cadre de Cocody. J’ai fait venir de Paris un ami acousticien pour insonoriser le studio. On avait une bonne sonorité ainsi que de très bons ingénieurs et arrangeurs. Tous les grands artistes de cette époque sont passés par ce studio. La Côte d’ivoire était identifiée comme la plaque tournante de la musique africaine en partie grâce au Studio JBZ qui offrait les meilleures commodités techniques aux artistes. Confidence pour confidence, l’artiste américain de Blues, Johny Copland, qui voulait enregistrer un album de fusion entre rythmes traditionnels africains et américains, a enregistré au Studio JBZ. C’est pour vous dire comment notre réputation était bien avérée.
Vous parliez tantôt d’ingénieurs et de commodités techniques. Quels sont les musiciens et ingénieurs avec qui vous travaillez au studio ?
Après les 8 pistes du début, on enregistrait à 24 pistes, mais on avait gardé notre console 36 voix en analogie pour mieux bonifier et adoucir le son qui venait du numérique. On faisait la base de la musique, c’est-à-dire la batterie, les guitares, après c’étaient les cuivres et les autres accessoires sons et instruments, puis suivaient les chœurs et la voix. On avait de grands musiciens, arrangeurs et ingénieurs comme Alain Mechoulam, Émile Valognes, Houan Pierre, Pamphile de Souza et plusieurs autres générations d’arrangeurs et d’ingénieurs de son qui se sont succédé au studio. Des grands arrangeurs extérieurs comme Boncana Maïga ou encore Georges Kouakou venaient souvent accompagner des artistes. À côté de la musique, toutes les maisons de publicités de cette époque venaient enregistrer des spots publicitaires et on faisait aussi des musiques de films et de documentaires.
On vous attribue aussi la production de la célèbre chanson traditionnelle Yacouba « Bonsoir ça va bon arrivée » qui a eu du succès en tant générique à la radio et la télévision nationale.
En effet, c’était dans les années 70-80, si j’ai bonne mémoire. À la base, c’était un projet personnel de production des musiques du terroir de la Côte d’Ivoire. Il s’agissait de visiter toute la Côte d’Ivoire pour tirer et enregistrer la quintessence musicale du folklore ivoirien. J’ai commencé à Man où je suis allé avec un 8 pistes mobiles pour enregistrer. Nous avons enregistré dans un bar de Man que nous avons loué pour 8 jours. Après le folklore Yacouba, je suis allé à Korhogo pour également enregistrer. Malheureusement, cette production n’est pas sortie faute de moyens. J’ai demandé un soutien de l’État qui n’est pas venu et j’ai abandonné le projet. J’ai aussi produit l’artiste Roch-Bi avec sa célèbre chanson ‘’PDG des Nama’’. C’était une vraie expérience. Je me souviens d’une anecdote avec lui. Quand on devait faire son clip, je l’ai accompagné dans un magasin pour acheter des tenues. Je lui ai demandé de faire plusieurs choix. À ma grande surprise, il est revenu avec un complet costume. Je lui ai dit, ooooh, c’est en costume que tu vas garer les voitures ? On s’est bien marré et finalement je l’ai aidé à choisir la tenue salopette que vous avez vu dans le clip. Vraiment, imaginez un ‘’Djosseur de nama’’ en costume, en train de courir partout dans les rues du Plateau pour accoster et garer les véhicules. C’était vraiment drôle (Rire). On avait vraiment beaucoup de projets musicaux au Studio JBZ. Hélas, aujourd’hui, j’ai perdu toute cette richesse lorsqu’on a fermé mon Studio.
La fermeture de votre studio intervient en 2018. On peut dire une grande et douloureuse perte pour vous. Expliquez-nous cet épisode difficile de votre vie ?

Je dirais plutôt une grosse perte d’un pan important du patrimoine musical ivoirien et africain des années 70 à 2018. C’est vraiment dommage. Je vais vous faire la genèse de cette affaire. Lorsque nous sommes passés de l’analogie au numérique, il me fallait rééquiper le studio avec du matériel de pointe. J’ai dû vendre ma maison de Canne, en France, afin de faire face aux dépenses qui étaient énormes. Entre temps, en Afrique les studios d’enregistrement avaient émergé de partout. En côte d’Ivoire, en plus des grands studios, les hom-studios foisonnaient de partout. Incidence première, les clients ont commencé à se faire rare et on a commencé à éprouver des difficultés financières.
C’est quand même le Studio JBZ et mieux qui a acquis du matériel de dernière génération. Comment peut-on expliquer cette baisse drastique de clients ?
Eh bien, quand on arrive dans les années 2010, dans un univers d’amateurisme, une période également où il n’y a plus de grands producteurs en Côte d’Ivoire et où n’importe qui avec un clavier et un ordinateur s’érige en arrangeur avec un studio d’enregistrement dans sa petite chambre, rares sont ceux qui viennent dans les grands studios pour des enregistrements qui coûtent relativement cher. Mais nous, on avait notre stratégie et on était en train de nous préparer à nous adapter à cette nouvelle donne numérique pour capitaliser notre investissement. Malheureusement, nous n’avons pas eu le temps et par la cupidité d’une dame que je ne voudrais même pas nommer ici pour lui faire de la publicité gratuite, nous avons tout perdu.
Que s’est-t-il passé concrètement ?
Nous étions en 2017. J’avais quelques 4 mois de loyers impayés. Mais cela ne dérangeait outre mesure la propriétaire de l’espace qui avait de très bonnes relations avec moi et comprenait mes difficultés et ma vision. Nous étions de la même génération, elle avait 85 ans et me faisait donc porter à manger et vice versa. Vraiment, c’était une dame merveilleuse. Figurant parmi les femmes qui ont marché sur Grand Bassam, ce que l’histoire a appelé ‘’La marche des femmes de Grand-Bassam’’, elle a reçu une décoration de la nation. Ne pouvant pas se déplacer, car éprouvant des difficultés pour marcher, une dame, qui prétendait à cette époque faire partie du cabinet de la Grande Chancelière Henriette Dagri Diabaté, a été chargée de lui remettre sa médaille à domicile. Cette dernière a fini par se lier d’amitié avec elle, a gagné malicieusement sa confiance et a fini par s’immiscer complètement dans sa vie. C’est là que mes malheurs ont commencé.
Était-ce une parente de la propriétaire ?
Aucunement. Elles n’ont aucun lien de parenté. Les enfants de la propriétaire vivent, depuis des lustres, en Europe et ne s’intéressent pas vraiment aux biens de leur mère ici à Abidjan. La nature ayant horreur du vide, je pense que cette dame s’est accaparée des biens tout simplement. C’est elle qui, désormais, par devers la propriétaire, venait m’exiger les loyers impayés. J’aurais appris qu’un Nigérian avec qui elle s’était liée d’amitié et qui habitait non loin de mon studio lui aurait proposer 5 millions de F Cfa, si elle arrivait à me faire dégager des lieux qui comprenaient un beau bâtiment avec un grand espace vert. Chaque jour, c’étaient donc des pressions et des injures de la part de la dame. Et tout ça, à l’insu de la propriétaire. Je suis allé voir le ministre de la Culture de l’époque, Bandama Maurice, pour lui expliquer la situation afin qu’il interpelle cette dernière qui n’est pas la propriétaire du terrain. En ma présence, il l’a appelée et cette dernière lui a rétorqué que c’était une affaire commerciale et qu’il n’avait pas le droit d’intervenir. Et nous en sommes restés là. Je n’ai plus eu de suite de la part du ministre.
Vous avez donc continué à subir des pressions de la dame en question.
La propriétaire décède, paix à son âme, en novembre 2017. Mon calvaire s’accentue. Chaque jour, ce sont des menaces et des injures. Le 30 avril 2018, je pars en France pour chercher des partenaires susceptibles de m’aider. Le 2 mai, je reçois le coup de fil d’un de mes employés qui, en larmes, m’annonce que des policiers, des huissiers, des camions sont devant le studio et qu'ils sont en train de ramasser tout le matériel. C’est là que j’ai tout perdu.
Aujourd’hui, un patrimoine culturel national, mémoire de la musique ivoirienne et africaine des années 1970 à 2018, est en train de pourrir dans un entrepôt car mis sous séquestre. Le business, l’argent et la cupidité ont pris le dessus sur la vision d’un patrimoine culturel à préserver. Quand j’y pense, cela me fend le cœur.
Aujourd’hui, comment entrevoyez-vous l’avenir ?
Je voudrais m’arrêter ici un instant pour dire un grand merci à Françoise Remarck, ministre de la Culture et de la Francophonie. Une grande dame de culture, soucieuse de la sauvegarde de notre identité culturelle, avec qui nous avons monté un projet pour la création du ‘’Musée JBZ’’. Il s’agira de récupérer le matériel, la grande collection de disques, les images et autres souvenirs de cette grande époque, même s’ils sont très endommagés en ce moment, pour en faire un musée. Avec à côté, une école d'ingénieurs de son. Mon plus grand souhait, c’est de voir la réalisation de ce Musée. Je pourrais ainsi partir la conscience tranquille, en sachant que je n’ai pas vécu inutilement et que j’ai contribué à laisser au monde un héritage culturel d’une grande portée pour la musique ivoirienne et africaine. En attendant, je vis avec ma petite pension de France et grâce au soutien de la ministre Françoise Remarck, j’ai mis sur pied l’Agence Waam, une structure de management et de booking des artistes. Elle offre une plateforme numérique qui domicilie les artistes à qui nous allons donner de la visibilité à l’international. Les promoteurs d’évènementiels, les hôtels, restaurants et autres espaces culturels et de diversement sont aussi pris en compte. Cette plateforme propose aussi la vente en ligne d’instruments traditionnels de musique. J’ai foi en l’avenir et je pense que de belles surprises arrivent.

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Plaidoyer pour le Musée JBZ : Plus de 1500 albums enregistrés
« Mon plus grand souhait c’est de voir la réalisation du Musée JBZ. Je pourrais ainsi partir la conscience tranquille, en sachant que je n’ai pas vécu inutilement et que j’ai contribué à laisser au monde un héritage culturel d’une grande portée pour la musique ivoirienne et africaine ». Ce vœu de Jacques Bizollon est d’une profondeur historique et mérite d’être réalisé pour la sauvegarde d’un pan important du patrimoine musical ivoirien et africain des années 1970 à 2018.
En effet, au début des années 80, Jacques Bizollon fait venir d’Europe, le meilleur matériel d’enregistrement existant. À cette époque, les artistes ne pouvaient enregistrer qu’à la Radio nationale, entre deux émissions. Il n'y avait pas d’endroit qui leur était dédié. Le Studio JBZ devient donc le lieu de passage obligé en Afrique de l’Ouest. De 1980 à 2018, année de la fermeture du studio, plus de 1 500 artistes y ont produit leurs albums.
L’octogénaire a soigneusement noté le nom et la nationalité des musiciens et de leurs producteurs. Toute chose qui lui permet de disposer d’une chronologie précise de l’activité du studio et de l’évolution de la musique ivoirienne et africaine. Tous les grands y ont mis les pieds, d’Alpha Blondy à Tiken Jah Fakoly, en passant par Nayanka Bell, Bailly Spinto, François Lougah, Stanley Murphy, Okoi Seka Athanase, Eba Aka Jérôme.
Le Congolais Pépé Kallé et l’orchestre Niboma ; le Sénégalais Youssou N’Dour; les Maliens Boncana Maïga, Oumou Sangaré, Amy Koïta, Abdoulaye Diabaté, Awa Doumbia; les Camerounais Sam Mangwana, Manu Dibango et bien d’autres célébrités de la musique ivoirienne et africaine sont présentes sur cette liste de 1 450 artistes, de 1982 à 2015.
C’est donc de tout cet héritage, qui retrace l’évolution de la musique africaine moderne, dominée, dans un premier temps, par le High Life, puis la Soul, l’Afro beat, la Rumba, le Funk et le Disco, dont Abidjan devient la capitale en Afrique dans la fin des années 70, qu'il est impératif de préserver. Jacques Bizollon, aidé par Emile Valognes, Pamphile de Souza, Houan Pierre et d’autres arrangeurs et ingénieurs de son chevronnés, permet à plusieurs générations d’artistes d’Afrique de l’Ouest d’éclore et de découvrir le marché de la musique internationale.
Le documentaire en cours sur JBZ, réalisé par Agnès Ribouton, auteur de ‘’Bernard Dadié, un homme de liberté’’ et Ghislain Coulibaly, journaliste producteur radio, pourrait être un contenu important pour animer le musée, dans la logique de la préservation du patrimoine musical ivoirien.