Bonoua: L’ananas dans le gouffre, l’hévéa avance, le manioc régresse
Plus que de simples changements saisonniers, planteurs et fonctionnaires de la cité du « Popo carnaval » semblent avoir adopté de façon définitive l’hévéaculture et tourné le dos à l’ananas et un peu moins au palmier à huile. Ceux qui, par pur entêtement, ont jeté leur dévolu sur le vivrier ; tel le manioc, voient leurs efforts de conversion ou d’option contrariés par l’appétit vorace de terres imposé par la culture de l’hévéa. Du coup, c’est en roue libre que progresse l’arbre du latex au grand dam des anciens gros producteurs d’ananas qui n’ont pour seul réconfort que les références et allusions épisodiques et nostalgiques à leurs fortunes et gloire perdues à jamais.
L’importance de la filière ananas et le rôle socioéconomique prépondérant qu’elle aura joué dans l’essor de la localité de Bonoua et la vie de ses habitants ne souffre, sur place, aucune contradiction. Parce qu’au delà des témoignages des acteurs et observateurs, tous élogieux sur la glorieuse époque, les signes et symboles liés au succès et à l’impact de la culture de ce fruit sont encore visibles. Ici, nombre d’initiatives collectives ou individuelles ont été soutenues et sous tendues par l’ananas, ou disons-le plus clairement, par l’argent de l’ananas.
« La plupart de ces grandes villas ou ces étages que tu vois là ont été construites avec l’argent de l’ananas », nous renseigne le doyen Aboua Adiko qui se présente comme « un ancien grand planteur d’ananas ». La construction de plusieurs édifices publics ; établissements scolaires, hôtels, salles de réunion...qui ont nécessité des levées régulières de cotisations a été mené à bien, continue notre informateur, grâce à l’argent de l’ananas. Pour se résumer l’ancien planteur prospère lance, un brin de dépit dans la voix, « l’ananas a fait beaucoup pour nous ici, il nous a même fait mais aujourd’hui l’ananas est tombé et c’est dommage ».
Chute de l’ananas
L’ananas est tombé, très mal même, renchérit à son tour cet ancien encadreur de planteurs d’une coopérative d’ananas de la place, désormais reconverti en chauffeur. Les difficultés et menaces qui pointaient depuis plusieurs années à l’horizon ont récemment été identifiées par les premiers responsables de cette filière. C’était au cours d’un symposium sur la relance des filières fruitières tenu les 27, 28 et 29 octobre 2009 à Bassam. Ce sont : le système de vente à la commission, jugé non rémunérateur, la concurrence des fruits d’origine latino américaine, l’exigence de qualité des consommateurs et la crise socio politique que connaît le pays depuis plusieurs années.
Les effets conjugués
Les effets conjugués de l’ensemble de ces facteurs ont conduit à un recul notable de l’origine Côte-d’Ivoire sur le marché européen. En témoigne, la baisse régulière des exportations de l’ananas frais ivoirien sur ce marché. En effet de 213 000tonnes en 1999, les exportations sont passées successivement à 190 000 tonnes en 2002, 113 000 tonnes en 2006, 77 000 tonnes en 2007 pour chuter à 60 000 tonnes en 2008.
L’espoir et la persévérance de certaines structures et de certains producteurs individuels se sera soldé par un constat d’échec qui a contraint les uns et les autres à la reconversion. S’adapter ou mourir, tel semble être le mot de ralliement que se sont, à présent passés les infortunés producteurs d’ananas. Mais dur, dur est le passage à l’autre monde. Tellement les stigmates laissés par la chute sont profondes dans le quotidien de ces grands d’hier.
En tout cas, ce n’est pas M. Ettia Jean, cet ex grand de l’ananas qui niera cette descente aux enfers. Lui qui, du statut de privilégié, d’homme respectable et sollicité a été contraint de vendre sa maison. Un « domaine » qu’il était sur le point d’achever quand les choses ont commencé à se gâter. Incapable qu’il était de faire face aux charges familiales et d’assurer son quotidien. Qui, Dieu seul sait étaient énormes.
Au finish, indique-t-il, « je devais à ma coopérative qui m’avait avancé des intrants à crédit ». Les employés étaient aussi sur le dos du grand planteur pour plusieurs mois de travail non rémunéré. Finie aussi et même oubliée l’époque où la ville grouillait de monde entre le 20 octobre et le 20 novembre, période de campagne de l’ananas. Un mois d’intenses activités, où jeunes femmes et jeunes garçons se faisaient « beaucoup de sous » dans les plantations et centres de conditionnement.
L’ensemble de la chaine économique : commerçants, transporteurs vendeurs et prestataires de services dont la vie était directement ou indirectement liée à la filière sont tout aussi malheureux. Tous, à commencer par les planteurs, ne formulent qu’un vœu : celui de voir la restructuration de la filière pour leur permettre de revivre. Puisque crient-ils en chœur « nous n’avons plus de dignité ».
Pourvu que les initiatives engagées par la nouvelle équipe de dirigeants de l’OCAB dans le sens de la recherche tous azimuts, remettent la filière sur les rails. Afin qu’à défaut de supplanter la filière hévéicole qui vit son âge d’or, l’ananas remonte la pente pour le grand bonheur et la réhabilitation des anciens grands de ce secteur.
Au moment où les producteurs d’ananas sont enfoncés dans le sable mouvant et brûlant des difficultés financières, les acteurs de la filière hévéicole, quant à eux, se frottent les mains. Sur les cendres des structures de transformation et de conditionnement de ce qui fut naguère la cité de l’ananas, naissent et prospèrent désormais les coopératives d’hévéaculteurs. Dans le seul périmètre communal, nous révèle le directeur d’une de ces coopératives, on en dénombre au moins une dizaine.
Des plus grandes aux plus petites en passant par celles non formelles constituées sur la base de certaines affinités, les coopératives hévéicoles rythment désormais le quotidien de la vie associative dans le milieu agricole à Bonoua. Les pieds d’ananas, sur plusieurs superficies ont été remplacés par de jeunes plants d’hévéa. Aux anciens planteurs ; les précurseurs, est venu se joindre le flot de nouveaux arrivants et de reconvertis de l’ananas, du palmier à huile ou du café-cacao.
Agriculteurs professionnels ou planteurs occasionnels de la fonction publique ou du secteur privé, ils se disputent les terres pour planter en toute saison le bois du latex. Et les weekends, il n’ya qu’à observer le ballet incessant de camionnettes et camions chargés de plants greffés en partance pour les champs pour se convaincre de l’engouement de ces fonctionnaires et autres travailleurs pour la nouvelle spéculation.
A la coopérative des planteurs d’hévéa du sud Comoé(Cophesudco), les chiffres sont éloquents et édifiants sur le dévolu que les populations ont jeté sur cette culture. La structure qui a commencé timidement ses activités avec une cinquantaine de coopérateurs à ses débuts, enregistre en 2010 plus de 750 coopérateurs et 65 usagers. Et le président de proclamer triomphalement qu’aujourd’hui avec la persévérance dans le travail, la Cophesudco est passé de 5875 tonnes en 2006 à 8100 tonnes de caoutchouc naturel en 2009.
Des progrès notables
Des progrès notables réalisés dans le temps, grâce à l’ardeur au travail des coopérateurs qui se traduit années après années, par un accroissement des superficies. Puisque de 2007 à 2008, la coopérative que dirige M. Kadjo Emmanuel est passé respectivement de 2183 ha à 2720 ha. Soit une augmentation de superficies productives de 537 ha.
La ruée vers la culture de l’hévéa repose sur des arguments économiques de rentabilité qui ne souffrent, sur le terrain aucun doute. C’est que le planteur d’hévéa a depuis, surmonté le gros handicap du revenu annuel pour passer à la mensualisation de ses gains.
Ce qui, dans un contexte général d’urbanisation rythmé par le paiement mensuel de factures diverses et de provisions, donne les coudées franches aux agriculteurs. C’est à juste titre et avec beaucoup de fierté que M. Adiko Gérard, confie que « désormais avec l’hévéa, le planteur n’a rien à envier au fonctionnaire ». A la vérité, il n’est point question de concurrence entre le fonctionnaire et le bon hévéaculteur. Car sur le terrain, ce sont plusieurs millions que les premiers d’entre eux engrangent mensuellement.
Au regard des sommes importantes distribuées annuellement aux producteurs de caoutchouc, le PCA de Cophesudco ne cache pas sa fierté. Lui qui soutient, à partir de ses résultats, que sa coopérative reste « un partenaire notable du développement pour avoir distribué des revenus substantiels et prêts à ses coopérateurs ». Là où les hévéaculteurs n’ont aussi rien à envier au fonctionnaire c’est au niveau des actions sociales initiées en leur faveur. Avances sur production, prêts scolaires, primes et prêts- santé, sont autant d’initiatives de sécurité sociale qui mettent le planteur à l’abri des risques liés à l’imprévisible.
En 2009, les primes distribuées aux planteurs pour régularité de production ont été de 15 700 000F CFA à la Cophesudco. Autant de bénéfices sociaux et financiers qui motivent sur la place la folle course vers la culture et la production du fond de tasse. Désormais, terres et forêts familiales sont au centre de toutes les transactions et tractations. Qui, pour avoir un lopin pour son propre usage, qui pour le céder à un tiers acquéreur, le plus offrant.
Le tout sur fond de crise et litige fonciers. Mais bien malheureusement au détriment de la production vivrière qui dans le même temps connaît un recul. C’est le cas du manioc. Un tubercule qui, jusqu’à une époque récente était une autre référence agricole de la localité de Bonoua.
L’ananas avait déjà « mangé »une bonne partie des terres dans la localité de Bonoua, en termes de superficies et d’épuisement des sols. Le palmier à huile est venu accentuer à son tour cette tendance à la consommation exagérée des terres cultivables. Quand l’hévéa est venu en dernière position faire « main basse » sur le reste des terres arables, propices à la culture du vivrier.
Aujourd’hui, la production de la banane plantain et du manioc est réduite à la portion congrue. De sorte que les limites de la zone de production de ce tubercule très consommé au plan local et à l’extérieur de la localité, notamment à Abidjan, ne fait que reculer au fil des ans.
Dans le périmètre de la ville elle-même, « l’ingratitude » des terres, due à la surexploitation des sols, ne rend plus possible la culture du manioc. Désormais plus rien ne réussit là où quelques années auparavant, les femmes entretenaient de petits champs à la production acceptable. Après le passage de l’ananas, du palmier à huile et de l’hévéa, le manioc a commencé à « foutre le camp ».
Le temps n’est plus loin où cette autre identité agricole de Bonoua ne sera qu’un vague souvenir. Aujourd’hui, révèle M. Diaténé Adama, président de l’union des chauffeurs de bâchées du Sud Comoé (UCB), « nous allons loin derrière Aboisso, à côté de la frontière avec le Ghana pour aller chercher le manioc ».
Le flair et le sens de l’anticipation de l’opérateur économique inspire l’homme à envisager dans les prochains mois, une nouvelle stratégie de ravitaillement. Celle de « rester en contact avec les frères du Ghana afin qu’on fasse la transaction de manioc à la frontière. »
En clair, explique le président de UCB, « nous allons demander à nos amis Ghanéens de transporter le manioc jusqu’à la frontière à Noé pour nous le livrer dans nos bâchées ». La raison est que les terres propices à la culture du « bon manioc d’un an » sont devenues rares.
Les chargements actuels qui sont convoyés à Abidjan ; la capitale économique, révèle-t-il, sont obtenus « à 5km de la rivière qui sépare la Côte-d’Ivoire du Ghana ». Il en est de même de l’orange qui, au dire de l’homme arrive depuis quelques années, de ce pays pour le ravitaillement du marché ivoirien. Toutes ces raisons conduisent, en toute logique, au renchérissement du prix de la bâchée de manioc.
Ceci pour prendre en compte le carburant dont la consommation est liée à la distance à parcourir. Là où les transporteurs prenaient 30 000F comme frais de transport quand ils étaient à Bonoua, ils sont obligés de « taxer » 50 000F aux commerçants parce que les transporteurs vont au-delà d’Aboisso pour chercher le manioc. De sorte que de 70 000F à 80 000F pour le manioc en provenance de Bonoua, ils sont passés à 100 000F voire 110 000F le chargement de nos jours.
Sur les raisons essentielles, à la base de ces problèmes, le président des chauffeurs cite en première ligne la culture extensive de l’hévéa. C’est que, de son avis, l’hévéa « monopolise les terres ». Vu l’engouement et l’intérêt sans cesse croissant que suscite la culture de cette spéculation, le sieur Adama ne se fait pas d’illusion.
Pire, il craint que les années à venir ne sonnent le début d’une crise alimentaire généralisée. A partir de son analyse, il révèle que la fièvre de l’hévéaculture s’est emparée du pays tout entier. Et même, qu’après les zones forestières, naturellement propices à cette culture, les structures promotrices ont, à présent jeté leur dévolu sur le centre du pays. Et, confie-t-il « c’est parce que les terres commencent à se faire rares dans ces zones qu’ils sont arrivés là-bas ».
Il faut craindre que sous peu, le manioc lui aussi ne nous parvienne qu’au-delà de nos frontières, regrette déjà l’homme. Ce qui, de toute évidence, serait la conséquence dommageable d’une négligence collective pour une terre agricole sur laquelle poussent et réussissent la quasi-totalité des cultures vivrières.
ARSENE KANGA
Correspondant régional