Campus de Cocody et d’Abobo Adjamé : Dans l’univers des "kosovars "
Initialement aménagés pour les besoins des enseignants, une vingtaine de placards ainsi emmurés de part et d’autre du couloir tient lieu de tableaux aux étudiants. Surnommé « le grattoir », l’espace fait également office de salle d’étude. Chacun, munie de craie, « gratte » à volonté, de jour comme de nuit. Michel et Fabrice, les compagnons de Bagnon s’enthousiasment également à montrer leurs « chambres » dans ce « grattoir ». Plutôt que des piaules, ce sont des semblants de meubles pour caser leurs effets personnels. Pour Michel, c’est une coque de frigo. Et pour Fabrice, la carcasse d’un appareil de climatisation. Bienvenus dans l’univers des Kosovars !
Sur un banc ou un carton, au balcon d’un palier ou dans une salle, on passe la nuit, protégé d’un blouson, un pullover ou un manteau.
A l’amphi 6 de la faculté de médecine de Cocody, les sacs à dos et autres effets personnels de kosovars entreposés à l’angle de l’enceinte, font partie du décor.
Les kosovars ? Ce sont des centaines d’étudiants ivoiriens des universités Félix Houphouët Boigny de Cocody et Nagui Abrogoua d’Abobo-Adjamé. Dégourdis mais démunis, de jeunes filles et garçons ferraillent avec les armes de la débrouille contre leurs conditions d’étude et de vie.
Par petits pelotons, ils « kosso » dans les amphithéâtres de jour comme de nuit.
« Kosso », c’est étudier et dormir au même endroit.
Pour la douche, il vaut mieux ne pas avoir une pudeur de gazelle, surtout pour les filles.
« Tous les petits coins sont transformés en douche », révèle Estelle.
« On n’a pas de toilettes. On se lave en plein air sous les regards des garçons », tempête, Ruth. Si elle peut se plaindre d’avoir le corps « endoloris » du fait de ses conditions de couchette, Estelle qui a des parents à port-Bouet, est un peu chanceuse, puisqu’elle peut aller se rincer chez ses amies en cité, au campus 2000.
« Il y a trois types de personnes ici »
Domiciles éloignés, emplois du temps chargés, voire surchargés, dénuement matériel, tracasseries aux arrêts de bus, manque de chambre en cité U… Les facteurs qui enfantent les kosovars sont aussi divers que variés.
« Le bus 53 fait trois heures avant d’arriver au campus. Ça ne nous arrange pas. En plus, il n’y a que deux bus seulement sur la ligne », s’exaspère Yao.
« Pour avoir une chambre, c’est par connaissances ou de l’argent », s’indigne Adama.
« De nos jours, on compte sur le bout du doigt ceux qui occupent les chambres de la cité universitaire et qui sont vraiment étudiant. Ce sont des salariés qui sont dans les chambres. Il y en a qui ont de la famille », renchérit Fabrice.
En effet, des cités ont rouvert. Mais on est encore loin du compte. Très loin, eu égard à l’effectif des apprenants. Pour 6000 demandeurs, le centre régional des œuvres universitaire (Crou) offrait à peine 10% de chambres l’année dernière.
Les cycles ou sessions universitaires qui s’interloquent et se chevauchent amplifient le phénomène kosovar.
« On a fait un semestre en trois mois », raconte Kouamé, en Pc1. « Les cours sont accélérés. Parfois nous avons cours dimanche. Le 7 Août prochain, nous avons cours. Et le lendemain, nous aurons des compos pour la première session », détaille Michel en Pc1.
Le martyr du clandestin
« Sitôt les Td (travaux dirigés) finis, on ferme parfois les salles. Ce qui fait qu’on kosso dans les amphis », raconte Konan. Amphi Léon Robert, amphi H, amphi C, « nouvelle cité », sont autant d’espaces qui accueillent les étudiants.
« Souvent les salles de Td sont fermées ou c’est le courant qui est coupé. On se promène pour chercher des salles », raconte Ruth.
« Parfois on vient nous chasser sous prétexte qu’on n’y a pas droit », déplore Donald.
« Il y a trois types de personnes ici. 90% des étudiants qui sont dans ces conditions sont en facultés de sciences où les programmes sont lourds. 50% parmi eux sont éloignés du campus. 20% viennent quand il y a une « compo » dans la semaine. Ceux qui n’ont pas de parents du tout, sont estimés à 30% de ce groupe », résume Sylver, en deuxième année de math info.
Moqué par ses condisciples et par les visiteurs, un kosovar subit au quotidien le martyr du clandestin.
« C’est comme quelqu’un qui dort au salon. Tu dois dormir tard et te réveiller tôt », confie Willy, en master 2 de Droit. « Tôt », c’est aux environs de 5 heures du matin. « Tard » peut aller jusqu’à minuit.
« Nous sommes combattus par les autorités administratives. Elles estiment que l’université n’est pas une résidence universitaire », indique Willy. « Les passants et ceux qui viennent faire leur sport sur le terrain du campus, nous indexent comme des personnes non identifiés », soupire-t-il. Willy a connu l’époque des « palestiniens ». C’était aux lendemains de la mise en fonctionnement des campus réhabilités en 2012-2013. A l’époque, il couchait carrément « en plein air » car les vigiles des lieux avaient ordre de fermer toutes les salles. Aujourd’hui, Willy a réussi, avec ses amis, à mettre en place une chaine de solidarité entre eux. Histoire de refuser d’être des étudiants entièrement à part, à défaut d’être des étudiants à part entière.
Et surtout, ils ne font rien qui puisse dégrader l’hygiène des lieux. Chaque dimanche, Willy et ses amis organisent l’opération « kosso propre ». Quand on vous accuse de sentir mauvais, il faut s’abstenir de lâcher des pets, dit le dicton.
Benoit HILI