Sassandra : un joyau de la nature
La paix instaurée, j’y ai fait deux séjours, aux mois de mai et juillet derniers, retrouvant ainsi avec attendrissement, mon lieu de naissance. Car, je suis bien né au pays Néyo de parents originaires du Centre, sans doute, les premiers allochtones, avant la lettre !
A l’occasion de sa visite d’Etat dans le Gboklè, citant la longue liste des cadres et des élites politiques prestigieuses de cette région, le Président de la République, SEM. Alassane Ouattara, avait bien voulu le rappeler en mentionnant mon nom, dans son discours. De cette attention, je tire une grande fierté. J’en éprouve donc le besoin de porter témoignage de ce que Sassandra, berceau de ma tendre enfance, représente pour tant d’autres personnalités de ma génération, qui pour y être nées, qui pour y avoir passé leur enfance, auraient autant mérité, sinon plus que moi, d’être mentionnées.
Parmi ces personnalités, je cite Maurice Angama Kouassi, notre aîné, ancien maire de Tiendjékro et actuel vice-gouverneur de Yamoussoukro, qui continue de nous entourer de son affection ; Vincent Assouma Kouamé, ancien cadre des Douanes à qui je fis récemment une visite et qui coule les jours de sa retraite dans sa demeure du quartier « Groudou » à Sassandra ; l’ancien ministre des Ptt, Vincent Lowa Djédjé. Et tant d’autres.
Beaucoup nous ont quittés parmi lesquels, feu le Général Oumar Ndaw, Commandant supérieur de la gendarmerie nationale puis ministre de la Sécurité intérieure de Félix Houphouët-Boigny ; Georges Djény Kobinah venu avec ses parents de Soubré, était mon frère. Nous partagions tout et n’étions visibles qu’ensemble, jusqu’au collège moderne catholique de Daloa et plus tard, jusqu’à sa disparition trop tôt survenue ; le Professeur de médecine et de radiologie, Théodore Djédjé-Kragbé ; le Professeur Christophe Wondji Graba, historien et expert de l’Unesco qui, brillamment, y fit ses petites classes et à qui nous devons le livre-référence, « L’histoire générale de l’Afrique, Tomme VIII ».
Pour la petite histoire, j’évoque personnellement, Kragbé Gnangbé dit « Gaillard », comme nous l’appelions. Il laissera son nom à la postérité avec la tristement célèbre affaire du Guébié dont il sera le principal protagoniste. Enfants de chœur, nous servions la messe les dimanches et étions à des années lumières d’imaginer que la destinée réserverait à celui-ci le sort tragique qui a été le sien en l’amenant, dans les années 1970, à fomenter puis à conduire une insurrection armée ayant entraîné des morts innombrables et des familles endeuillées dans la région de Gagnoa.
Avec les vivants, nous continuons d’évoquer sans nous lasser, les temps mémorables de notre enfance dans ce qu’était alors cette ville attachante et tout ce qu’elle nous a apporté. Hormis la nostalgie que j’en éprouve, je ne crois être, ni chauvin, ni excessif, en affirmant que nous nourrissions le sentiment de vivre à Sassandra dans un cadre idéal, un monde où les habitants se connaissaient tous et protégeaient les adolescents que nous étions. Sans oublier les joies de la mer et des grands espaces à jamais gravés dans nos esprits. Pour nos proches qui n’ont pas connu la ville de Sassandra de nos évocations et qui ne la connaissent que dans son délabrement actuel, notre enthousiasme à ressasser sans cesse nos souvenirs enchantés, sera toujours une énigme.
Car, qui n’a pas connu la ville de Sassandra à la fin de la seconde guerre mondiale et jusque dans les années 1950, ne peut imaginer l’importance que ce port avait revêtu pour le pays. Première région productrice de banane, de grumes et d’agrumes du pays, Sassandra était le port le plus actif du pays ! Grand Bassam et Port-Bouêt avaient désarmé leurs installations portuaires pour être abandonnés à la rouille, en attendant Abidjan avec le percement du canal de Vridi, au début des années cinquante. Sassandra était alors, le centre névralgique et le poumon économique de la Côte d’Ivoire. Son essor ne paraissait pouvoir être, ni éclipsé, ni brisé.
Disposant d’un Wharf dont les vestiges rouillés continuent de défier l’océan, wharf qui avait, au demeurant, contribué à péricliter celui de Port-Bouêt après Grand-Bassam, on ne comptait pas le nombre de navires et de Paquebots desservant cet espace maritime, qui pour décharger des marchandises, qui pour débarquer des passagers, qui pour charger bananes dessert, café, cacao, des grumes et autres produits tropicaux. Dans le vrai sens du terme, Sassandra était une « ruche », un port trépidant au service des grandes maisons commerciales et des exploitations agricoles, majoritairement tenues par des Européens. Ceux-ci avaient fait fortune dans la banane et le bois. La banane séchée qui avait fait partie de l’ordinaire des troupes pendant la guerre 1939-1945 en Europe, avait favorisé des richesses colossales que seules les grandes périodes d’abondance savent offrir.
Le poisson surabondait. La mer généreuse du Golfe de Guinée avait, depuis des temps immémoriaux, attiré des pêcheurs venus de la « Gold Coast » voisine, le Ghana actuel. Ils y poursuivent encore aujourd’hui cette activité. A l’instar des terres aux généreuses potentialités, Sassandra était alors le « Far-West » du pays. Rien, à cette époque, ne paraissait pouvoir égaler cette région qui débordait de richesses, de ressources humaines et qui paraissait promise au plus bel avenir. D’ailleurs, était prévue la construction d’un port en eau profonde pour profiter de la rade exceptionnelle qu’offrent la baie et les contreforts des collines environnantes. Hélas ! Rien ne sera entrepris dans ce sens et l’on s’interroge encore aujourd’hui sur les raisons de la délocalisation de ce projet qui, à l’époque, avait paru ficelé.
Comme la trajectoire des nations et des êtres, celle des villes n’est jamais linéaire et reste soumise aux impondérables de l’histoire. Ainsi, la destinée de Sassandra allait, contre toute attente, se trouver altérée avec, d’une part, l’ouverture du canal de Vridi à Abidjan, au début des années 1950, puis avec la création, dans les années 1970, du Port de San Pedro, d’autre part. La ruche de Sassandra fut abandonnée et ses activités arrêtées pour se délocaliser à San Pedro, le nouvel « Eldorado », plongeant ainsi la ville dans une léthargie profonde qui dure depuis plus de 40 ans !
Mais les hypnoses les plus profondes ont une fin. L’espoir que suscitent les mesures prises par le Président de la République, Alassane Ouattara, lors de la visite d’Etat qu’il vient d’effectuer dans la région, participe de la sortie de cette léthargie profonde dans laquelle Sassandra s’est trouvée plongée, au point d’apparaître aujourd’hui comme la grande oubliée du développement.
Car, se rendre à Sassandra c’est voyager pendant plus de trois heures lorsque les conditions sont favorables, sur une route côtière au bout de laquelle surgit comme dans un écrin insolite, une ville énigmatique et de prime abord, inhospitalière. On subit d’entrée une sorte d’oppression. Si l’on est comme moi, natif de cette cité, on ressent le poids d’une sensation inhabituelle, la douleur d’un chauvinisme heurté, une révolte sourde devant l’abandon dont ce merveilleux joyau de la nature a fait l’objet. Les proches auxquels vous avez seriné la geste ancienne de Sassandra et qui sont à leur première visite, paraissent vous épier, dubitatifs, pour implicitement interroger : « C’est ça ton Sassandra ? » On s’improvise alors guide touristique volubile pour couvrir sa propre déconvenue et surtout, pour ne pas s’entendre poser de questions. Face à la vétusté des lieux, vous louez la beauté ancienne des maisons en ruine ou décrépies… Comme pour solliciter le pardon de l’auditoire gagné par l’incrédulité.
Que s’est-il donc passé ? « Sao Adrea », (Saint André), toponyme de Sassandra du nom donné par les portugais, aurait-il lui aussi délocalisé emportant avec lui les dieux Néyo de la mer ? On se perd dans les questions sans réponse.
Nous faisons un tour au centre-ville. Je suis pétrifié. L’espace est sans sève, desséché ; les maisons de commerce et les entrepôts, vestiges de la ruche, sont sans toit ; les murs squelettiques, nus, sont livrés aux intempéries. Avec ma troupe, nous poussons plus loin sur la presqu’île pour saluer les pouvoirs publics. Ils sont présents. Ils sont accueillants, à l’écoute, serviables et visiblement, font ce qu’ils peuvent dans un contexte où tout le monde donne le sentiment d’accompagner dans une procession silencieuse, la ville endormie. On n’ose interroger personne sur l’origine de ce grand sommeil. On sait.
Et pourtant.
Sait-on qu’il s’agit là du site maritime, le plus beau de notre pays ? Ignore-t-on que Sassandra est la seule ville de Côte d’Ivoire à être nichée dans une baie et donc à disposer d’une plage au centre-ville, telle certaine destination prestigieuse d’Amérique latine, en l’occurrence, Rio de Janeiro et son célébrissime Copa Cabana ? Toutes choses étant égales par ailleurs, et pour prétentieuse que soit ma comparaison, elle n’en est pas moins pertinente. Pour en être convaincu, il suffit de se rendre sur les hauteurs de la ville, notamment sur la colline du phare ou dans un des établissements hôteliers du voisinage. Le point de vue est divin. Et je ne sais quel urbaniste dans le monde ne pourrait en être chaviré, ni tenté d’y laisser sa signature !
Mon chauvinisme heurté et sur la foi des voyages effectués au Brésil et ailleurs et grâce à internet qui permet aujourd’hui d’explorer l’histoire et la géographie, j’ai, photos à l’appui, établi un rapprochement entre les deux sites : celui de Sassandra dans son état actuel et celui de Botafogo, de Rio de Janeiro et d’Ipanema, au Brésil, au 19ème siècle et jusqu’au début du 20ème siècle. Et bien ! Le résultat est saisissant. Dans sa configuration topographique naturelle présente, la baie de Sassandra qui n’a fait l’objet d’aucune transformation majeure au cours des siècles, (ce qui n’est pas le cas des autres), baie qui part des contreforts de la colline du phare en enjambant l’embouchure du fleuve éponyme jusqu’à Trépoint, à l’Est, n’a rien à envier des grandes destinations touristiques connues !
Chauvinisme béat ? Certes. Mais lucide. J’invite les incrédules à se rendre à Sassandra pour procéder aux mêmes rapprochements en mettant en parallèle ces éléments comparatifs pris dans leur état originel.
D’ailleurs, les portugais qui, au 15ème siècle, s’étaient aventurés sur nos côtes ne s’y étaient pas trompés en faisant de l’escale paradisiaque de « Sao Adrea », l’un des relais privilégiés de leurs explorations dans le Golfe de Guinée, jusqu’aux confins de « l’Empire du Kongo » avec l’Angola actuel. Alors, pourquoi ne pas parier sur l’avenir pour faire de ce joyau de la nature, un pôle touristique majeur ?
Pour son développement, Sassandra participe, sans aucun doute, d’un rythme brisé et peut-être ralenti, d’une temporalité sûrement trop longue par rapport aux autres régions. Pour autant, je reste convaincu que c’est pour mieux rebondir pour sortir de son infortune actuelle. Mais c’est d’abord, aux élites locales d’y croire et d’œuvrer à cette fin. C’est d’elles que viendra la sublimation de leur région afin d’en faire connaître les potentialités. Ces élites savent qu’il n’est point besoin de suggérer ici que pour favoriser l’essor touristique de leur région, chaque habitant doit, selon mon modeste entendement, prendre d’abord conscience de son importance, s’assurer de la préservation des sites, en être fier pour les faire découvrir aux autres comme un don singulier à partager. Dans un tel contexte, l’Etat a son rôle à jouer, comme il le fait si bien ailleurs, dans le pays, en matière d’infrastructures routières et d’équipements.
Il y a 122 ans, en 1893, la Côte d’Ivoire, devenue colonie française, apparaissait comme une entité géographique reconnue dans des frontières. Qui, à cette époque, aurait imaginé qu’Abidjan serait la mégalopole qu’elle est aujourd’hui ? La destiné des villes est à l’image de celle des êtres. Elle est faite d’occasions, de rencontres. Et de vision.
C’est donc à ce titre qu’il faut saluer, pour l’en remercier, les grandes mesures prises par le Chef de l’Etat en faveur du développement économique et social du Gboklè, mesures qui, à mes yeux, sont autant de jalons sur les belles perspectives qui s’offrent à cette région, si belle, si riche de tout, de ses femmes, de ses hommes et de sa nature.
Alors, Sassandra, une épave oubliée ? Non. Un joyau de la nature conservé pour demain !
Gohoré Bi